Là où Eric Guirado ("Possessions") échoue piteusement, Lucas Belvaux (le petit facteur de "Poulet au vinaigre" devenu un excellent metteur en scène : la "trilogie" - "Un couple épatant", "Cavale", "Après la vie" - "La raison du plus faible", "Rapt") réussit, avec "38 témoins". Il s'agit en effet là aussi d'un fait divers-prétexte : en 1964 dans le Queens, 38 personnes assistent derrière leurs vitres, sans réagir, à la lente agonie d'une jeune femme massacrée par un tueur en série. Belvaux adapte ici le livre que Didier Decoin a consacré à l'affaire en 2009 ("Est-ce ainsi que les femmes meurent ?"), mais son histoire n'est plus dans les années 60 à New York, mais aujourd'hui, au Havre (le décor bétonné, pour l'inhumanité, et l'ouverture sur l'horizon de l'océan pour la rédemption). Là il est question d'illustrer un autre travers humain : au mieux l'indifférence, sans doute la lâcheté. Réveillés en pleine nuit par des cris épouvantables, 38 habitants de la rue de Paris, certains seuls, d'autres en couple, assistent avec plus ou moins de conscience à l'agression sauvage d'une jeune étudiante, nouvellement installée dans l'immeuble en vis-à-vis (le seul riverain à avoir admis d'emblée qu'il a entendu quelque chose, croyant "à une bagarre d'ivrognes" a crié de son balcon que l'on se taise, puis est retourné paisiblement au lit, les cris ayant cessé puisque alors la victime s'était traînée dans le couloir de son habitation pour y agoniser en silence). Toujours est-il que lors de l'enquête de voisinage, les témoins potentiels ont tous déclaré ne rien pouvoir dire : "rien vu, rien entendu, on dormait". Pierre Morvand (Yvan Attal, qui domine la distribution), pilote de navire (avec donc des horaires décalés), seul au moment du drame (Louise, sa compagne - Sophie Quinton - était en déplacement en Chine) choisit dans un premier temps de préciser aux enquêteurs qu'il n'était pas chez lui. Mais sa conscience (joliment matérialisée à l'écran par une silhouette sur le balcon d'en face) le tourmente, et lui, le "taiseux", ne tarde pas à dire ce dont il a été le témoin tétanisé, d'abord à Louise endormie (?) lors d'un monologue poignant, puis aux services de police. Est-il quitte alors ? Pas vraiment puisqu'il relance l'enquête, ce qui entraîne de nouvelles auditions durant lesquelles les témoins retrouvent la mémoire : 38 mises en examen potentielles pour "non-assistance à personne en péril" ? Du jamais vu, "impossible" pour le procureur de la République (Didier Sandre), qui enjoint l'omerta à ce sujet aux enquêteurs, au nom (prudence largement teintée de cynisme) de l'ordre public. Choqué, le capitaine Léonard (François Feroleto) en charge du dossier, organise une "fuite" en contactant Sylvie Loriot, une journaliste locale (Nicole Garcia). La couardise collective est révélée dans la presse, de même implicitement que la façon dont elle a été mise en évidence : déjà fâchée avec sa voisine de palier et ancienne amie Anne (Natacha Régnier), la fragile Louise, en butte à une hostilité grandissante des autres "témoins" ("Balance" écrit sur la porte de l'appartement à l'adresse de Pierre, vitre brisée), qui n'arrive surtout pas à pardonner à son compagnon son mensonge initial, vient à le quitter.
Les questions morales sont légion dans cette belle réalisation : sommes-nous tous des lâches ordinaires ? Peut-on sacrifier sa vie de famille à un retour de l'estime de soi ? La vérité est-elle préférable à la paix sociale ? .....
Belvaux pose ces questions sans emphase, et sans chercher à nous imposer sa conviction personnelle, et il le fait dans un style superbement épuré (cadre, photo, montage - la séquence de la reconstitution est à cet égard particulièrement remarquable : tout est à louer). Rien de facile (on ne voit pas le crime, on ne connaîtra pas le coupable), mais du nécessaire.