Film inquiétant, troublant, sous des dehors (au départ) faussement classiques. Traitant avec une terrible pénétration, et une grande originalité, le thème de la vulnérabilité en prise avec le pouvoir, l’emprise, la prédation, la voracité dans les rapports humains; la volonté d’anéantir l’autre et de le « consommer, » pour asseoir sa domination et le « contrôler » de la façon la plus totale qu’il soit.
La figure de l’anthropophagie plane sur tout le film. Tout d’abord au sens figuré, illustrée par des rapports basés sur la perversion : Le pouvoir de l’homme sur l’homme dans sa forme la plus tyrannique, régressant en deçà du sens pour renouer avec une « animalité » qui ne tient compte que de ses désirs propres, en imposant sa vision du monde ou ses appétits à l’autre.
Au travers d’une pluralité de situations sur le schéma dominant / dominé, représentées à l’écran ou évoquées par les personnages, Mankiewicz esquisse l’image d’une impitoyable chaîne alimentaire humaine qui broie l’innocence, se repaît de la fragilité : L’emprise d’une mère incestueuse sur son fils, d’une riche mécène sur le médecin qui débute, d’un neurochirurgien tentant une lobotomie sur sa patiente, d’un directeur vénal sur ses aliénés, d’une sœur peu charitable sur ses ouailles diminuées, d’un homme mûr sexuellement expérimenté sur une jeune pucelle…
La famille, l’argent, la science, l’institution, la religion, le sexe, rien n’échappe à cette logique. Derrière une façade policée, le droit du plus fort règne en maître dans la société.
De plus, à l’image d’une Nature cruelle peuplée de plantes carnivores et de rapaces affamés, personne n’y est à l’abri. Car les rapports bourreau / victime sont facilement interchangeables : La redoutable Mme Venable peut tout aussi bien se faire dépouiller des souvenirs de son fils par sa sœur et son neveu, le « doux » Sebastian utiliser sa mère et sa cousine comme appât sexuel, ou les jeunes mendiants harceler le riche micheton qui avait pris l’habitude de les « consommer »…
La mère de Sebastian nous démontre en outre que, même mort, on peut encore s’approprier l’image de l’autre, violer son souvenir, en réinterprétant les faits à notre avantage.
Au fur et à mesure de l’avancée du film le leitmotiv du cannibalisme se fait moins métaphorique, plus directement pressant; Catherine semble éviter de peu d’être dépecée par une horde de déments au fond d’une « fosse », puis d’être « mangée toute crue » sur une plage par des grappes de jeunes hommes en rut…
Mais le procédé atteint son paroxysme lors de la longue remémoration finale, cauchemar hallucinant et baroque évoquant une scène d’un tableau de Bosch. Poursuivi par de véritables « sauvages, » grégaires, déchaînés et battant du tam-tam, Sebastian finira mis en pièces sur les ruines d’un temple païen.
Même l’argent, jeté par poignées, apparaît impuissant à le sauver de cette fin atroce; Seule semble compter la mise à mort une fois l’irrationnel processus lancé.
L’homme est véritablement devenu un loup pour l’homme à « la Cabeza de los lobos ». La « face de dieu », l’ultime vérité, est un festin d’oiseau de proie.
Le personnage de Catherine (et, dans une moindre mesure, le Dr Cukrowicz) semble néanmoins épargné par cette sinistre morale. Elle confesse ne pas connaître la haine. Ce qui en fait une victime toute désignée pour ses semblables. Comme sainte Catherine elle est sincère et amie de la vérité, comme celle-ci on va tenter de la « décapiter » pour la faire taire.
L’idée du martyr, du sacrifice, est omniprésent : Saint Sébastien, patron officieux de l’homosexualité, a fini massacré par ses propres hommes.
Mais la où Sebastian est dévoré par un système qu’il a, en dernier recours, cautionné, Catherine mérite d’être sauvée car elle a toujours su rester elle-même.
C’est par l’amour, seule pulsion acceptable, excusable (« un baiser amical» nous dit le Dr Cukrowicz), qu’elle trouvera le salut et transformera le médecin persécuteur en allié et en ami qui lui rétablira sa place dans le monde.
À l’inverse, Violette Venable, qui n’a toujours connu de l’attachement que son versant narcissique, plonge dans la folie ; Isolée en elle-même pour ne pas avoir à affronter la terrible vérité sur ses rapports avec son fils.