Chaque cinéaste est bien sûr entier maître de l’éclairage qu’il veut donner à son propos (plus encore quand il est autant à l’écriture qu’à la réalisation). Yasmine Samdereli (secondée au scénario par sa sœur Nesrin) a choisi de parler immigration sous forme de « saga » familiale (nourrie à l’évidence de souvenirs personnels), et elle a opté pour un ton léger, multipliant les anecdotes cocasses, alors que le fond de l’histoire pouvait très facilement tirer la geste (l’ «épopée» Yilmaz) vers le tragique (et le risque périphérique redoutable du larmoyant). On doit la remercier de cette volonté d’informer (problème grave que celui de l’immigration, avec son corollaire d’identité malmenée pour les populations concernées - y compris, voire surtout, pour les 2èmes, 3èmes générations et plus) tout en évitant les discours pontifiants. Au crédit d’ «Almanya », on portera ainsi quelques passages piquants (souvent oniriques), comme le rêve d’Hüseyin (Vedat Erincin) à la veille de sa naturalisation avec sa synthèse saisissante et plaisamment caricaturale sur les « valeurs » allemandes, ou le cauchemar du Muhamed de 5 ans présentant un redoutable Christ en croix. La meilleure idée des scénaristes est ce que l’on pourrait appeler l’ «effet Babel ». Petit rappel : après le Déluge, les premiers hommes entreprennent de construire une tour d’une hauteur exceptionnelle, avec l’ambition d’atteindre les nuages, et donc le royaume de Dieu. Ce projet orgueilleux est arrêté brutalement par l’Eternel, qui les empêche d’aller plus loin en rendant pluriel leur langage jusque-là commun (« Babel » est proche de l’hébreu signifiant « brouiller ») – ne se comprenant plus, ils doivent se séparer et se dispersent sur toute la surface terrestre (naissance des langues et des nations). Un des axes narratifs principaux d’ « Almanya » est le récit (en trois épisodes) que fait Canan (Aylin Tezel), la fille de Layla (Şiir Eloğlu) à son jeune cousin Cenk (Rafael Koussouris), le fils d’Ali (Denis Moschitto). Moderne Shéhérazade, elle lui retrace l’histoire récente des Yilmaz, depuis l’« enlèvement » de Fatma (Lilay Huser) par Hüseyin, jusqu’à l’arrivée et la vie en Allemagne de la famille déracinée, lui en détaillant les épisodes les plus significatifs. L’enfant, qui se dit uniquement « allemand » (sa mère, Gabi - Petra Schmitdt-Schaller - est une native « d’origine » et Ali son père est le seul de la fratrie de quatre à être né en RFA) n’est jamais encore allé en Turquie (les Yilmaz ayant cessé d’y aller depuis longtemps, même pour de courtes vacances) et affirme ne pas comprendre le turc (dont il s’avérera pourtant lors du voyage en Anatolie qu’il possède certains rudiments). Canan fait alors s’exprimer tous les Yilmaz en allemand quel que soit le temps du récit, comme Hüseyin jeune (Fahri Ogün Yardim) et Fatma jeune (Demet Gül), lors même qu’ils sont encore à Istamboul (le couple ayant quitté son village natal pour la mégalopole après le « rapt »), et fait parler les « autres », tous ceux qui ne sont pas les proches de Cenk, dans un sabir de fantaisie, c’est-à-dire en fait les Allemands ! Cette variation sur le langage a évidemment tout de la métaphore sur l’identité et au-delà sur l’incompréhension « babelisante » entre les peuples. On notera que si Babel est de l’héritage commun judéo-chrétien (Torah et Ancien Testament), certains passages du Coran semblent bien faire état de quelque chose de similaire, et cette confusion des langages, à fort effet d’image et de symbole, peut être reprise et exploitée sans vraie surprise par des auteurs de confession musulmane comme les sœurs Samdereli. Le titre original complet du film est « Almanya - Willkommen in Deutschland », cette quasi apostille du « Bienvenue en Allemagne » résonnant automatiquement en direction du succès (phénomène autant qu’immérité) du film de Dany Boon. Les distributeurs français ont préféré gommer cette association, en ne retenant que « Almanya » et ses implications plus nouvelles de « brouillage » envisagées au-dessus. Pourtant (malheureusement) le climat général et nombre d’épisodes sont nettement dans la mouvance « Chtis » (facile de remplacer l’ « émigration » Nord/Sud, par celle Est/Ouest, même si l’amplitude géographique est d’une autre dimension ; et les préventions xénophobes des voisines de Fatma alors sur le départ pour la RFA rappellent les préventions et autres réductions caricaturales serinées à Kad Merad à la veille de son « exil », tout comme la découverte des us et coutumes allemands est en écho des étrangetés nordistes). Inévitable ? Sur le fond sans doute, mais les procédés d’ « Almanya » ont la même facilité gênante à cet égard que les « Chtis », ruinant pour partie la trouvaille « babelisante ». Autre bémol : le « road movie » vers l’Anatolie est compliqué d’un épisode macabre appelant un peu trop un parallèle avec un autre succès récent (plus modeste, et en version « indé »), celui du pétillant « Little Miss Sunshine »….. Si l’on conjugue ces « hommages » sclérosants avec une approche trop idéale (ces Turcs sont finalement parfaitement intégrés, même si vaguement en quête de repères et de racines ; le seul qui restera en Anatolie sera Muhamed, que rien ne retient plus en Allemagne, puisqu’il n’y a plus ni épouse ni travail, et peut donc envisager de reconstruire la maison achetée sur photo par Hüseyin, laquelle est réduite à une simple façade, ouvrant sur un superbe paysage de début du monde, symbole assez réussi de tous les possibles), on a souvent l’impression que les « problèmes » ne sont pas l’essentiel du film, comme on pourrait s’y attendre eu égard aux enjeux importants en cause, mais tout au plus prétexte à une chronique souriante autant que superficielle. Tout en respectant la tonalité optimiste voulue, Yasmine et Nasrin Samdereli auraient pu plus innover dans le fond (d’autant qu’il leur aura fallu plus de sept ans pour mettre la touche finale au scénario, et que la réflexion paraît bien courte, surtout pour être influencée au passage dans le sens rappelé plus haut !). Une courte scène dans le métro mise à part, les préjugés réciproques entre Allemands et immigrés sont à peine effleurés, et la famille Yilmaz, si emblématique de la réussite matérielle des « seigneurs d’Allemagne » (voiture, appartement, produits divers de la société de consommation, épargne etc.), est sans doute trop « réussie » sur le plan sociétal (mariage d’Ali avec une non-musulmane au beau fixe côté beaux-parents, grossesse illégitime de Canan avec un non-musulman qui « passe » elle aussi, par exemple). Beaucoup (trop) d’angélisme, et un film aux allures de sucrerie orientale et de tableau pompier (académique), avec un (presque) finale édifiant (Cenk ânonnant le discours de son défunt grand-père en ses lieu et place devant Angela Merkel) : un peu trop lisse que tout cela, décidément. Vouloir parler de manière apaisée et fédératrice de l’immigration est louable : ne pas perdre ses racines (culture, identité), tout en ayant le sentiment d’appartenir à une nouvelle communauté…. Ce beau projet, après une projection « Hors compétition » à la Berlinale de février dernier, a été récompensé par deux Prix du cinéma allemand (« Deutscher Filmpreis) en avril 2012 (la « Lola » du meilleur Scénario, et la « Lola » d’argent), un très bon box-office ayant d’ailleurs précédé cette reconnaissance officielle. Force est pourtant de constater que les moyens cinématographiques mis en œuvre dans cet « Almanya » déçoivent, remettant le chef-d’œuvre annoncé (du genre ample fresque tragi-comique) à la place plus modeste d’oeuvrette gentille, pavée de bonnes intentions et plus ripolinée qu’éclatante.