C'est un film sur la fin de vie qui commence par sa fin. Il s'est ouvert sur un écran noir dans un silence total, un silence de mort, le silence des défunts couchés pour quelques jours sur le lit de la chambre. Et puis, des hommes sont rentrés. Cherchant une preuve de ce silence, ils ont fini par la trouver : la défunte, magnifique, reposant sur un lit les bras repliés sur le ventre, des pétales de fleurs entourant sa tête. Apparition trouble, furtive. Seulement quelques secondes dans le cadre avant que le noir ne s'impose à nouveau, marqué en lettres blanches du simple titre du film : "Amour", donc, "Amour" sans "A mort", sans second degrés, sans ironie. Car Haneke a rendu les armes. Il a cessé de détester les petites gens. Les gens imparfaits. Les gens bougons, les petits bourgeois qui pourtant s'aiment, et vont mourir, comme les autres. Il a cessé de poursuivre la pitié qu'il a pour le monde, pour la vie. Il n'est plus le petit juge sadique, le professeur tapant sur les doigts des élèves apeurés. Jamais son cinéma n'aura autant levé la tête vers le haut, vers la vie, vers le bonheur, que dans cet "Amour" qui en contient trop, jusqu'à l'asphyxie. Et si quelques vices subsistent (La vie se termine et le bonheur se perd), cette fois, on comprend. Pourquoi. Comment. Il s'agit en vérité, pour Haneke, de sonder et d'analyser lui-même la perspective émotionnelle et technique de son propre cinéma. La deuxième scène du film en est le témoin le plus flagrant : un plan, un seul, fixant, sans en faire ressortir certains aux dépends d'autres, des hommes et des femmes assis dans une salle. George et Anne y sont, on les voit, car l'on sait ce qu'on est venu voir, qui l'on est venu voir. Mais le plan dure. Et la question d'Haneke s'y pose sans appui : qui le cinéaste veut-il qu'on regarde ? George ? Anne ? ou alors nous laisse-il le temps de remarquer cet homme chevelu qui discute ? Cette femme qui envoie des textos sur son téléphone ? Ce gros type riant gaiement à l'arrière de la salle ? Chaque personnage est, dans le contexte de la scène, spectateur. Spectateur de qui ? De quoi ? De nous ? Lorsque les lumières vont s'éteindre, c'est bien vers nous, les spectateurs véritables, qu'ils vont se tourner, ensemble. Haneke, en un plan, pose les bases de tout le film et de tout le principe de son cinéma : "Amour" va suivre George et Anne, mais il aurait pu suivre les autres, sans que notre condition de spectateur ne change exactement. C'est cela, en fait, le cinéma du cinéaste : le spectacle voyeur de la vie quotidienne, souvent insoutenable, parfois pudique et plus profond. C'est le cas d'Amour. Et c'est son plus beau film. Son plus humain, son plus habité, son plus profond. Certains regretteront, encore et toujours, cette constante distance qui nous sépare de ses personnages. Mais c'est le but même du cinéaste de filmer l'action du temps et la douleur qu'elle engrange en respectant et conservant la pudeur des êtres, jusque dans ses choix esthétiques et narratifs. Alors, jusqu'au bout, il ne dévie pas, en filmant honnêtement, simplement, les silences, les regards, les mots qui butent, les hurlements incessants comme personne. Les symboles sont nombreux : et si ce robinet qu'Anne arrêtera à la suite de son premier choc était une personnification de la vie, qui s'écoule et disparaît dans le tuyau du lavabo ? Cette façon pour George de fermer chaque porte, une tentative inconsciente de préserver le peu d'amour qui reste ? Et ce pigeon ? D'abord intrus dans sa première apparition, puis autre lourd symbole de l'amour manquant dans la seconde... Tout ceci est le fruit de la plus intense pudeur : Haneke fait dire par sa mise en scène ce qu'un autre exprimerait par des larmes et des phrases désespérés. Et il pointe à la fin du film ce même sentiment qu'enfin, le cinéaste s'incline et reconnait que, malgré la mort qui fait face, il subsiste, quelque part, dans l'art ou le quotidien, une quelconque beauté, quelque chose de propice au bonheur. Et si tout a une fin, et si elle se passe dans la douleur la plus intense, et si la vie est parfois source de souffrance, l'amour est là, l'amour existe, l'amour existe et ne s'arrête jamais : c'est avec la vision amoureuse de sa femme que George, celui qui ne pouvait plus que la toucher qu'en la levant de son fauteuil, quittera l'appartement, après avoir exaucé la promesse de leur vie, le laissant dans le silence de mort qu'on avait entraperçu au début. Et le film se terminera de la plus belle des manière : Eva, leur fille, elle qui ne réussira pas à comprendre, à trouver une véritable preuve de l'amour de ses parents, se cachant incessamment lors de ses visites dans les chiffres de ses finances complexes, le comprendra enfin dans le plan final, grâce à l'absence du couple et du vide abyssal qu'ils laisseront. Encore une fois, il ne suffira que d'un regard dans le vague et de quelques secondes. Huppert est bouleversante dans ce rôle de fille impuissante face à la lente fatalité de l'existence. Et, comme le cinéaste avec elle, elle s'incline, et c'est magnifique, face au couple magnifique que forment Trintignant et Riva, exceptionnels de bout en bout. Posant chaque phrase, chaque mot, chaque syllabe avec une minutie incroyable sans que cela n'en soit de trop. Exécutant chaque geste de manière à la fois laborieuse et gracieuse. Il ne suffit alors que d'un regard, d'une parole, d'un mot, un seul, pour que se devoile à nos yeux pétris de larmes toute la contradiction, la complexité de ces nouveaux rapports, le remord, la peur et le souvenir d'enfance. Ils sont, dans cet adieu consenti à la vie, incomparables de retenue, d'intelligence, de sensibilité, de pudeur et d'amour, tout simplement.
18/20.