Avec son septième film, Wes Anderson a fait l'ouverture du festival de Cannes, première reconnaissance méritée du talent d'un des réalisateurs indépendants les plus intéressants du cinéma américain, en attendant d'autres consécrations... Situant son histoire dans les années 60 censés représenter une forme d'insouciance, il met une nouvelle fois en scène des adultes au comportement infantile, cette fois confrontés à la détermination d'enfants à la résolution bien plus adulte, que ce soit Sam et Suzy, qui ne se départissent jamais d'une gravité teintée d'espoir et de réalisme, ou les scouts qui après avoir pris Sam pour souffre-douleur, se rendent compte que ces mêmes valeurs du scoutisme exigent qu'ils se solidarisent de leur camarade, alors que les représentants de l'autorité adulte déclinent toutes les formes de l'impuissance : mélancolie pour le capitaine Ward, hystérie autoritaire pour l'assistante sociale ou agitation compulsive pour le commandant Pierce.
Le film commence par un de ces plans-séquences virtuoses dont Wes Anderson a le secret : un long traveling latéral et vertical pour aller de pièce en pièce dans la maison de poupées grandeur nature où habite Suzy, énigmatique pré-adolescente aux jumelles pendues à son cou, le tout rythmé par l'écoute d'un disque pédagogique sur les "Variations sur un thème de Purcell" de Benjamin Britten. Dans le prolongement du plan en coupe du Belafonte dans "La Vie aquatique" ou du traveling sur le compartiment imaginaire dans "A bord du Darjeeling limited", cette ouverture annonce à la fois la place prépondérante accordée à la composition de l'image et le rôle joué par une B.O. encore une fois éclectique où prédomine Britten.
La plupart des plans du film sont marqués par la symétrie, écho du couple au centre du récit : celui de Suzy scrutant l'horizon avec ses jumelles, celui de la rencontre de Sam et de Suzy ou celui de leur plongeon dans la crique, ou encore la scène de la discussion nocturne des parents Bishop. On y retrouve des objets récurrents, comme le phare rouge et blanc, le tourne-disque bleu et blanc, ou toute l'architecture d'un camp scout. Ces compositions élaborées évoquent les tableaux de Grant Wood (American Gothic) ou de Norman Rockwell, qui a beaucoup peint les scouts. La photographie de Robert Yeoman dans des tonalités contrastées, voire criardes, renforce cette impression visuelle de quelque chose de suranné et nostalgique.
Comme souvent chez Wes Anderson, la musique s'intègre à l'histoire, avec ici une place essentielle accordée aux oeuvres de Benjamin Britten, particulièrement son Noye's Fludde dont la représentation trouve place deux fois dans le récit, ou Le Temps de l'Amour de Françoise Hardy que Suzy fait écouter à Sam sur la crique où ils ont trouvé refuge ; on y trouve aussi les chansons de Hank William, le Carnaval des Animaux de Saint-Saëns, et la musique originale d'Alexandre Desplats (je vous invite d'ailleurs à regarder -et écouter- le générique jusqu'à la fin !).
Le film repose sur le jeu des jeunes acteurs, et particulièrement sur celui de Jared Gilman et de Kara Hayward qui jouent Sam et Suzy avec la gravité requise. Autour d'eux, on retrouve une pléiade de grands acteurs, membres confirmés ou novices de la famille Anderson : Bruce Willis, excellent dans ce rôle à contre emploi de policier "triste et nigaud", selon Suzy, Edward Norton en chef de troupe dépassé et sensible, Bill Murray en père atrabilaire qui va abattre un arbre pour se calmer, Frances McDormand dans le rôle de son épouse qui utilise un mégaphone pour appeler ses enfants, Jason Schwarzman en aumonier racketteur ou Harvey Keitel méconnaissable en double amnésique de Baden Powell.
Les films de Wes Anderson ont parfois du mal à tenir la distance, une fois dépassé l'effet de surprise. Ce n'est pas le cas ici, notamment grâce à une narration élaborée qui fait appel à de nombreux procédés : l'ellipse, la répétition, l'intégration subtile des flashbacks dans le récit (une année de correspondance entre Sam et Suzy résumée en une minute permet de reconstituer toute la précision du complot et la nature du lien qui les unit), cartes interractives, split screen, et la présence d'un narrateur, sorte de lutin filmé en bas du cadre qui annonce la venue dans trois jours d"'une tempête restée fameuse dans les annales", et qui se tape l'incruste dans l'intrigue en balançant à leurs poursuivants le lieu où se cachent Sam et Suzy.
Dans ce registre d'irréalisme poétique qui rappelle parfois Kaurismäki, "Moonrise Kingdom" constitue incontestablement le film le plus abouti de Wes Anderson, à la fois dans sa forme et dans son contenu. Concurrent déjà sérieux pour le palmarés, après un bon Audiard et en attendant les Haneke, Cronenberg, Resnais et Loach, ce beau film nostalgique et optimiste semble confirmer la qualité du cru cannois de cette année, et fleurir un printemps cinématographique bien en avance sur celui de la météorologie.
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