Étalé sur plus d’un demi-siècle, de Paris à Montréal, en passant par Prague et Londres, le film est une immense fresque qui interroge la condition d’aimer et d’être aimé au travers du destin de deux femmes : Madeleine la mère et Véra sa fille. Commencé dans l’allégresse de l’amour naissant et ses promesses, Les Bien-aimés bascule rapidement dans le drame et la tragédie, non seulement parce que les événements de 1968 en Tchécoslovaquie rattrapent les protagonistes, mais aussi parce qu’à titre personnel l’usure et les désillusions ont commencé à produire leurs désastreux et inexorables effets. Dans les deux heures suivantes qui voient ainsi défiler le temps des années 70 au milieu des années 2000, le ton et l’atmosphère gagnent en gravité et en tragédie. Si dans Les Chansons d’amour, la mort constituait au final une opportunité à redémarrer, fût-ce dans la douleur et les crises, elle apparaît davantage ici comme une finalité indépassable, ou au prix d’autres sacrifices libératoires. L’amour n’est décidément pas heureux et encore moins durable, gangréné par les trahisons et les compromissions. Mais, outre le constat noir et ö combien réaliste de l’échec amoureux, Les Bien-aimés est aussi un grand film sur le manque : celui d’un père ou d’un amant. Un manque que le temps amoindrit ou transforme, mais n’abolit jamais. En ancrant son nouveau long-métrage dans la durée – les décennies qu’il traverse et les 140 minutes de projection – Christophe Honoré a tout loisir d’analyser les ravages du temps. Catherine Deneuve, nouvelle venue dans la troupe, jouant le rôle de Madeleine adulte, confesse que pendant longtemps « on ne voit pas le temps passer, et que d’un coup on sait qu’il ne va plus rien se passer ». Cruelle remarque d’une femme que les épreuves n’ont pas épargnée.
Dans une des chansons, composées et arrangées par le fidèle Alex Beaupain, Chiara Mastroianni, fabuleuse de bout en bout, déplore que le temps des chansons soit terminé. Derrière ce malicieux clin d’œil à son rôle de Jeanne, Christophe Honoré réalise un film terriblement dépressif à l’image des chansons tristes et mélancoliques qui le rythment. En dépit du changement radical de tonalité, la manière de filmer la nuit ses comédiennes déambulant et chantant, fumant sans fin, de les saisir en plans rapprochés et de capter par instantanés les ambiances des villes ne trompe pas. Ne dérogeant pas à ses habitudes (tournage rapide, fidélité aux équipes), le réalisateur de Non ma fille, tu n’iras pas danser franchit une étape supplémentaire en réussissant pleinement cette fresque ambitieuse sans rien renier de ses anciennes méthodes. Dans le parti pris de romanesque qu’il revendique, tournant résolument le dos au cinéma social, Christophe Honoré, audacieux et brillant, se pose de plus en plus comme le digne héritier de Jacques Demy : parce qu’il fait chanter ses interprètes, mais aussi parce qu’il est en train de créer un univers personnel et reconnaissable, signe indiscutable d’un véritable talent. C’est aussi pour cela qu’il divise et nourrit autant de controverses.