Under The Skin :
Un film de Jonathan Glazer
« Under The Skin, avant d'être un film, est une expérience. Ce n'est pas une "expérience" à proprement parler, bien que visuellement et d'un point de vue sonore, cela puisse l'être, mais il s'agit d'une véritable expérience scientifique, de la création d'une substance chimique, et d'un mélange hétérogène entre plasticité et réflexion philosophique (voir anthropologique). Afin de saisir cela, je procéderai à la fois à une critique du film et à une analyse du film en lui-même, donc la suite s'adressera plus étroitement à ceux ayant déjà pu voir le film.
Le film débute comme 2001 : l'odyssée de l'espace. D'ailleurs, Jonathan Glazer a reconnu, dans ses interviews, s'être inspiré du début du film de Kubrick pour la séquence d'ouverture du sien, et la ressemblance est frappante : l'ambiance sonore en crescendo, étrangère et angoissante, puis l'alignement Terre/Lune/Soleil. Cependant, il ne s'agit pas d'une pure et simple imitation, mais d'une parfaite construction épistémologique de ce que le film représente en prélude, et qui sera au centre tout le film durant, c'est à dire l'étranger (« alien » en anglais signifiant « étranger » et « non extra-terrestre »), l'inconnu, ce qui littéralement provient de l'extérieur. Or, Jonathan Glazer adopte un point de vue très proche de celui de Stanley Kubrick, en faisant jouer les axes symétriques, les points de fuite, les lignes, afin d'imager l'alignement des planètes, mais plus profondément pour faire comprendre ceci : il y a alignement, il y a donc environnement, il y a alors arrivée de l'inconnu, de "l'alien", s'alignant à notre point de vue sur le monde mais de son point de vue, ce pourquoi le spectateur ne peut pas immédiatement reconnaître ni comprendre ce qu'il voit, puisque ce à quoi il assiste, ce n'est pas lui qui le perçoit, mais bien quelqu'un (quelque chose) « d'autre ». Cela est d'autant plus marqué par une présence sonore inquiétante, un sensible crescendo symbolique du rapprochement, dédoublé avec les murmures étranges d'une voix inconnue (celle de Scarlett Johansson en l'occurence) qui, à ce que l'on peut entendre, s'approprie lentement le langage humain, par un processus d'imitation (ce qui renvoie encore à la notion d'alignement). A la fin de cette séquence d'ouverture, l'enchaînement est parfaitement maîtrisé, puisqu'on assiste à un fondu entre le cercle, forme terrestre, et l'oeil, forme humaine, signifiant que ce qui était étrange jusqu'alors est rentré quelque part, et à présent nous regarde.
L'expérience peut alors commencer lorsque les deux éléments principaux et contradictoires, l'étranger et du familier, sont rassemblés et mélangés. On asssite donc à une scène forcément chimique, sur un fond blanc brillant, où l'alien, que l'on devine à sa passivité et à son impudeur naturelle (et nouvelle), prend possession de la forme humaine familière, puis de ses revêtements, puisque celui-ci s'empare des vêtements de sa victime aux yeux vides, puis s'en va, dans la peau d'une femme ordinaire. A ce moment où l'alien est rentré dans un corps, l'expérience débute par le constat organique suivant : ce qui venait potentiellement de l'extérieur est devenu invisible, indétectable, en s'imposant de l'intérieur. Mais alors, il n'y aurait déjà plus de film si l'expérience en venait seulement à montrer que l'inconnu se dissimule dans un corps afin de séduire et de récupérer ses victimes afin de les étudier. Non, si le film peut alors prendre vie, c'est grâce à la contradiction que Glazer maintient au long des scènes, à savoir l'opposition entre connu et inconnu, entre être et apparence, entre intérieur et extérieur. Or, cela est brillament traité à la fois dans le choix du décor, du son et du point de vue. En effet, les premières scènes imprégnées dans le réel débutent avec Scarlett Johansson, ou du moins la chose qui s'est appropriée ce revêtement, dans les centres commerciaux, se faufilant entre les passants, puis dans une camionnette avec laquelle cet alien traquera ses victimes. Or, pourquoi un tel choix de décor ? Tout d'abord, il faut remarquer que le point de vue et les angles de caméra adoptés sont toujours situés à l'intérieur même de la camionnette (ce que Glazer révéla, puisqu'ils placèrent différentes caméras dissimulées dans la camionnette avec des vues sur l'extérieur), ce qui amplifie l'opposition entre intérieur/extérieur, l'un révélant un espace clos, lugubre et presque inquiétant, ayant une vue directe sur l'autre, sur la vie humaine et ses habitudes. Puisque le parti pris de Glazer est que chaque scène soit observée depuis le cœur du véhicule, cela contribue à mettre en place une fenêtre sur la vie et plus largement la nature humaine, étudiée par l'alien méticuleusement, mais toujours avec une distance, une séparation entre le dedans et le dehors.
Ainsi, le film nous contraint à regarder la vie humaine de l'extérieur, d'un point de vue qui nous est inconnu et inhabituel, et donc presque inquiétant. Pendant la première partie du film, Johansson (nous l'appelerons comme cela) ne quitte jamais son véhicule, si ce n'est lors d'une scène marquante sur une plage où son inhumanité au sens propre du terme nous est montrée. Puis, d'un point de vue sonore, cette idée est aussi bien défendue, puisque grâce à la bande originale de Mica Levi, c'est comme si l'on entendait cette chose respirer. Grâce à des effets incroyables, on croit parfois entendre une respiration rythmée d'une forme de vie extra-terrestre. Enfin, visuellement, la première moitié du film contient tout ce ressenti, de l'opposition entre être et apparences. Cela est traité dans les scènes où les victimes sont entraînées sur un fond noir puis lentement aspirées dans une substance noirâtre. A chaque fois, l'homme en question se déshabille tout en étant entraîné littéralement vers le fond. Une fois déshabillé de la totalité de ses apparences, celui-ci est immobilisé, décontenancé. Dans la troisième et dernière séquence se déroulant sur ce fond noir et vide, on retrouve ce sentiment, puisque l'on voit une des victimes sous ce liquide, dans lequel le film atteint un sommet viscéral et métaphysique : ces hommes semblent paralysés, comme si tous leurs membres se fissuraient à chaque tentative de mouvement, comme s'ils étaient piégés sous un voile de glace. Puis, à un moment précis, un des hommes se défigure soudainement, se transforme, et se réduit à presque rien, seulement à une enveloppe de chair (un déguisement onduleux) dans une grâce à la fois somptueuse et repoussante. Que doit-on en retenir ? Il faut en retenir ceci : à ce moment du film, l'être humain et plus précisement sa pulsion naturelle qu'est le désir (sexuel) est totalement vidé par la mise en scène de Glazer, ce qui est surligné par le choix d'un environnement froid, creux, profond, voir presque mortel, dans lequel le masque de l'homme (fait de chair et d'apparences retournées au culte de soi-même) tombe dans les filets de l'étrange et du surnaturel. Alors on peut penser au monolithe noir dans 2001, puisque celui-ci, pareillement, est l'image du vide venant d'ailleurs, de ce qui est étranger, et qui s'introduit sur Terre à l'aube comme à l'apogée de l'humanité. Sauf que, contrairement au film de Kubrick où le monolithe fait figure de guide suprême et d'intelligence supérieure en vue de guider l'être humain, ici la figuration de l'étranger (toujours au sens de ce qui vient de l'extérieur) reste dissimulée et ne s'expose jamais, puisque Johansson attire ses victimes dans une maison éloignée et presque invisible, tout comme lorsque elle conduit dans cette camionnette apparement banale, et se rend donc tout aussi indétectable (comme la caméra elle-même, souvent dissimulée lors du tournage en intérieur ou en extérieur). Mais le film ne pouvait pas durer comme cela jusqu'à la toute fin, ce pourquoi la deuxième partie du film prend un tout autre tournant, où cette fois-ci, l'étranger se mêle à l'apparition, à la présence d'un être singulier.
Le film amorçe donc une toute nouvelle dynamique, dès lors que Johansson s'expose et sort de la camionnette. Dans une scène où elle rentre dans une discothèque, et dans une autre où elle trébuche (presque comme un nouveau né apprenant à marcher), restant à terre sans bouger, on ressent alors quelque chose de tout nouveau apparaître. Ensuite, après avoir été relevée par des passants filmés à leur insue, l'alien se relève, et peut-être pour la première fois, se comporte de la façon la plus humaine : il (elle) ne se retourne pas, regarde devant lui, et continue sa route en prenant une certaine expression, comme s'il n'avait pas trébuché. Alors, l'alien va se transformer, ne va plus se contenter d'imiter et de se fondre parmi un tout, et va peu à peu découvrir quelque chose en lui-même depuis l'extérieur. Or, là est le point fondamental du film : c'est bel et bien hors de lui-même, dans le monde des hommes qu'il ne connaît pas mais connu du spectateur, que cet alien va se détourner de sa tâche et se découvrir lui-même comme un étranger parmi les êtres humains. Or, d'un point de vue philosophique, cela est bien connu et repris dans de nombreuses œuvres d'art, et il est certain que Glazer se soit inspiré de Hegel qui, dans la « Dialectique du maître et de l'esclave » provenant de La Phéménologie de l'Esprit, montrait que chaque individu se reconnait comme soi-même en s'expérimentant hors de soi-même, qu'il y a en autrui une part de moi-même. Il prenait alors pour exemple l'enfant qui, observant les effets de la pierre qu'il jetta dans l'eau, se reconnut soi-même comme étant la cause de cette réflexion. Dans Under The Skin, dans la deuxième partie du film, l'alien caché dans le corps de Johansson commence alors à se découvrir, à agir comme les autres, à se regarder à plusieurs reprises dans un miroir, pour finalement peut-être voir quelque chose d'humain en lui. Mais alors surgit la problématique évidente de tout le film : peut-on être quelqu'un quand on est personne ? Car, qu'est-ce qu'être personne ? Justement, être personne, ne serait-ce tout simplement pas être quelqu'un d'autre, d'étranger ? Ce problème est particulièrement visible dans certaines scènes, notamment lorsque le personnage de Johansson, n'étant pas vraiment un personnage ni un être humain, commande un dessert dans un restaurant, en apparence irrésistible, mais au moment de le goûter, comme si elle mangeait quelque chose pour la toute première fois, celle-ci le recrache immédiatement comme si son système voir son être intérieur refusait tout simplement ce plaisir d'origine humaine. Dans une autre scène marquante, Johansson découvre ses formes devant un miroir, et sous un air musical très féminin, le corps prend son genre, ce qui était à l'intérieur se veut alors comme une femme, alors que jusqu'à présent, celui-ci ne fut potentiellement qu'un simple déguisement charnel. Et, dans une scène suivante, celle-ci se rendra compte qu'elle n'est point parfaite, et qu'elle ne peut fonctionner exactement comme un autre être humain. Ainsi, ses sentiments évoluent, commencent à devenir réels. Elle peut alors ressentir la crainte, le réconfort, le froid, le chaud. Or, tout au long de sa transformation, elle reste pourtant, au fond, étrangère. Alors, une idée s'impose : être humain, c'est peut-être, avant tout, être quelqu'un d'autre que soi-même. Et cette citation de Rimbaud en est la parfaite illustration : « Je est un autre ».
Alors la dernière partie du film est amorcée, et s'impose comme une réflexion profonde sur ce qu'est l'identité.
Dans la dernière partie de Under The Skin, qui porte décidemment bien son nom, Jonathan Glazer effectue un tour envoûtant, mystificateur, et froidement réaliste. Celle-ci est l'image même de la réflexion de Glazer quant à l'identité, sujet étroitement lié à la relation intérieur/extérieur, dedans/dehors. En effet, comme dans d'autres films de science-fiction (tels que Alien, 2001, Blade Runner, etc), bien que celui-ci n'en soit pas vraiment un et demeure bien plus comme un drame humain, le thème de l'identité lié à cette relation est un thème central, au cœur des recherches et de la mise en scène, de l'image et du mouvement. D'où vient ce qui vient d'ailleurs, l'extra-terrestre ou le monstre ? Ce qui provient du dehors ne vient-il pas en même temps du dedans (enjeu « vital » d'un point de vue cinématographique dans Alien de Ridley Scott, ou encore dans Shining de Stanley Kubrick) ? De ces interrogations découle un enchaînement de scènes où l'alien devient de plus en plus la femme interprétée brillament et sobrement par Scarlett Johansson, et où le visage obtient au fur et à mesure une importance « organique », à la fois d'un point de vue de la plasticité du film et des traits humains du visage, dénotant donc la présence, ou plutôt l'apparition, d'une identité. Celle-ci se présente tout d'abord lorsque son personnage fait la brève rencontre d'un habitant des landes écossaises reculées, dont les paysages sont superbement captées par les prises de vues larges et fixes de Glazer. Cette rencontre est la seule véritable rencontre de l'alien avec un être humain, les autres fois n'étant réellement qu'une partie de chasse, une observation, et non une rencontre réelle dans laquelle un individu se construit grâce à autrui. Avec cette rencontre, dans laquelle Johansson expérimente pour la première fois la peur, la confiance, le réconfort, et le désir, l'alien est retiré au second plan, car ici un personnage prend vie devant un miroir, puis devant quelqu'un, devant nos yeux. Cette fois-ci, la caméra n'est volontairement plus cachée ; il n'existe plus de fenêtre entre l'étranger et le familier, entre le dedans et le dehors. Il y a eu un mélange, un autre tournant de l'expérience scientifique présentée par le film. Dans ce mélange, où l'on ne fait plus attention à la suggestion visuelle ou sonore de l'inconnu inquiétant, on peut doucement reconnaître une personne, et en l'occurence une femme qui se découvre en quête d'une nouvelle identité. Mais il se peut que le choix final de Glazer soit un choix dit « pessimiste » quant à la nature humaine. Certes, il semble indiscutable que le réalisateur aime réellement le personnage qu'il a fait naître, en opposition avec l'absence totale d'autres protagonistes et la banalité du passage des seuls personnages humains. Cependant, lorsque Johansson réalise, malgré le peu d'humanité qu'elle venait d'acquérir, qu'elle couvrait toujours quelqu'un autre sous le voile de ce corps féminin lui rappelant qui elle était réellement ''under her skin'', celle-ci se réfugit dans une forêt, évoquant alors l'idée de la chasse que l'on trouvait déjà au début du film où elle était le chasseur. Ceci est parfaitement filmé par Glazer sur un seul plan panoramique de la forêt : le silence, le vent, et peu à peu en fondu l'insertion au premier plan d'un être replié et retiré au cœur de cet environnement. Alors, une partie de chasse commence entre un garde forestier attiré sexuellement par le personnage de Johansson, qui sera amenée à s'enfuir dans une peur presque trop humaine, et ainsi elle deviendra pour la première fois la proie. Glazer a donc effectué un ingénieux retournement, afin de faire signifier son point de vue sur la nature humaine.
Quel est ce point de vue original et inattendu, presque angoissant ? Il contient l'idée que si l'humanité n'est pas un attribut naturel, mais au contraire quelque chose d'étranger, qui vient du nécessairement du dehors, et qu'on la trouve hors de soi-même, alors il se peut qu'on soit en nous-mêmes, à l'intérieur, et au fond à chacun, un étranger. Toujours en lien avec le problème de l'identité de l'individu, il est alors inévitable de penser au thème du double très présent au cinéma mais avant cela dans la littérature (Dans L'Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde de Louis Stevenson par exemple), ainsi que celui de la dualité, soit qu'un visage peut toujours en cacher un autre, plus profond, mais tout aussi authentique, toujours l'un symétrique à l'autre, cela faisant directement référence à la séquence d'ouverture du film. Puis Jonathan Glazer conclue parfaitement son œuvre. Dans un final sublime et inlassablement poétique, le corps originel à genoux dans la neige tombante, le visage décousu en matière et en pensée, l'être contemple son visage effrayé gisant dans ses mains. On avait jamais vu, dans un film, un déchirement physique et spirituel aussi puissant que léger, comme si enlever un manteau de son épaule se devait d'être aussi cruellement douloureux. Puis le corps est agressé, signe de l'apparition de son existence dans un monde où les êtres rentrent dans une lutte pour la survie et le perfectionnement. Et, dans un feu hostile, la belle matière venue d'ailleurs brûle de tout son être immobile, à son tour décontenancé par la cruauté de la nature humaine pathogène. Le film se termine alors sur la retombée de ses cendres noires sur la neige blanche, exposant finalement l'ombre dissimulée sous chaque brin de lumière.»
Félix Tardieu,
le 26 juin 2014