On ne peut pas reprocher à Xavier Dolan de manquer d'ambition, ni d'avoir une assez haute idée de lui-même, sentiment il est vrai potentiellement légitimé par les dithyrambes que la critique lui a attribués à l'occasion de ses deux premières apparitions cannoises. Ainsi, à la question qu'on lui posait de savoir pourquoi il estimait que "Laurence Anyways" était son film le plus abouti, il répondait au printemps dernier : " Parce que c’est le plus émouvant, pour moi. Celui dont j’apprécie le plus le rythme, la production, les costumes, le jeu. Celui que je trouve le plus harmonieux; l’émotion et le style je pense s’y accordent avec équilibre et j’en suis fier. Enfin, c’est celui que j’aime vraiment, pour la première fois. J’ai été surpris d’être fier de mon film." Bigre !
Il faut avoir cette certitude bien chevillée au corps pour imposer un film de 2 h 39, et surtout avoir de la matière pour justifier une telle durée. Or, Dolan raconte lui-même que c'est lors du tournage de "J'ai tué ma mère" qu'il a entendu une fille dire que son "chum" lui avait annoncé qu'il voulait devenir une femme, et que le soir même il avait écrit trente pages : "Je connaissais le titre du film, et la fin, aussi. Tout s’est dessiné très rapidement, mais écrit lentement." Cette anectode me rappelle ce que Cronenberg racontait de l'écriture du scénario de " Cosmopolis", autre film surévalué du dernier festival de Cannes : il ne suffit pas d'une idée entendue à l'arrière d'une voiture pour faire un film, et contrairement à ce que dit Dolan, "Laurence Anyways" présente par rapport à ses deux films précédents le défaut majeur de ne pas être tiré directement de son expérience personnelle.
Ce qui était irrigué par une fraicheur enthousiaste et sincère dans "J'ai tué ma mère", ce qui évitait l'agacement par la justesse de la description juvénile et provocatrice dans "Les Amours imaginaires" devient ici prétentieux et risible par manque de chair, et les scènes de pétages de plombs (la révélation dans la voiture, la colère de Fred au restaurant) évoque plus l'atelier théâtre de la 1ère B que "Un tramway nommé désir". Car de quoi parle le film ? De la difficulté de passer d'un genre à un autre ? De la force de l'amour entre deux êtres qui pourrait surmonter les contingences physiques ? De la puissance destructrice de l'environnement sociétal et familial ? Semble-t-il de tous ces sujets, mais du coup, d'aucun véritablement.
Il y a une ambiguïté fondamentale dans le personnage de Laurence, renforcé par le choix d'un acteur aussi peu féminin que Melvil Poupaud. Il explique qu'il s'est toujours senti mal à l'aise dans son corps masculin, réduisant son choix à la volonté de ressembler "à celle que je suis né(e) pour être". Sa féminisation se limite à du maquillage, une perruque puis des cheveux longs et des vêtements de femme, et il s'agit juste d'un travestissement, pas d'un véritable changement identitaire. Pas étonnant alors que, par ses ellipses sur le processus de transformation de Laurence et l'insistance de son désir pour Fred, ce film soit rejeté par de nombreuses personnes qui sur internet le définissent comme "une véritable atteinte aux personnes qui entament une transformation".
Face à ce personnage central dont on ne cerne finalement pas les véritables motivations, il y a donc celui de Fred (belle idée que ces deux prénoms épicènes) jouée par Suzanne Clément, déjà vue dans "J'ai tué ma mère", et encensée par la critique cannoise. Ce personnage aussi est marqué par des incohérences, comme la contradiction entre sa force de caractère et la rapidité avec laquelle elle devient une bonne mère au foyer (ah, sa choucroute style Blasko dans "Nuit d'ivresse" !). Et que dire des autres personnages qui ne sont qu'esquissés, comme la mère de Laurence, jouée par Nathalie Baye qui s'en sort mieux que les autres, les freaks des Four Roses ou le personnage de Stéfanie, la soeur lesbienne de Fred. Faute de les faire réellement exister, Dolan les limite à des apparitions caricaturales parfois dignes du bestiaire de Michou.
Certes, on retrouve la flamboyance du style de Dolan, fait de jeux sur le cadrage (gros plans ou plans très larges ultra-composés) ou sur la profondeur de champ, usant et abusant du flou et du ralenti, du soin particulier apporté à la couleur, par les costumes (dessinés par Dolan lui-même), les décors d'Ann Pritchard et la très belle photographie de Yves Bélanger. On retrouve aussi la place accordée à la musique, avec Beethoven et la 5° en clip, Tchaïkovski, Brahms ou Vivaldi, The Cure, Duran Duran, Kim Carnes et Depeche Mode, sans oublier les régionaux de l'étape, Céline Dion, Jean Leloup ou Patricia Tulasne ("Que m´importent les mensonges dont on broda nos berceaux"). Mais cette indéniable identité visuelle et sonore perd le charme de la nouveauté, se dilue au fil d'un récit interminable et pourtant sans fin, et qui pour tout dire, tourne à vide. Manque aussi ce qui faisait le charme des ses opus précédents, l'humour et l'autodérision. Reste à savoir si nous avons trop attendu du petit prodige, ou bien si c'est nous qui l'avons transformé en enfant gâté...
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