Depuis sa récente explosion, notamment due à la transition progressive de son pays vers une démocratie fonctionnelle dans les années 1990, le cinéma sud-coréen n'a cessé de creuser plus avant le thème de la vengeance avec toute la fougue, la créativité et la percussion caractéristique des milieux artistiques nouvellement libérés après avoir été trop longtemps maintenus sous camisole. A tel point que s'en est suivie la création d'un sous-genre du polar, dérivé du vigilante, presque exclusivement axé sur la vendetta personnelle. Devenue marque de fabrique, cette obsession fut même le ticket d'entrée des réalisateurs de ce mouvement neuf vers une exportation et un succès à l'international. Si le billet fut validé par Park-Chan Wook et son chef-d'oeuvre Old Boy, le polyvalent Kim Ji-Won avait lui aussi surfé sur la vague nationale en signant A bittersweet life, que je me rend compte avoir peut-être un peu sous-estimé sur le coup. Pourtant, quelques années plus tard et probablement conscient que le filon du film vengeur, presque devenu passage obligé pour tout cinéaste coréen, s'était considérablement épuisé, celui qui est devenu le fer de lance du septième art dans son pays décidait de signer une approche censée condenser de façon exponentielle les thématiques du genre. Une manière à la fois de s'en détacher, d'en signaler les défauts, mais aussi pourquoi pas d'en dessiner un chant du cygne en signifiant sa mort tout en célébrant sa beauté morbide. Il est vrai qu'on retrouve quelque chose de crépusculaire dans cette photo au spectre ponctuel, presque kaléidoscopique mais sans trop de nuances et dans des tons généralement sombres. L'image est froide, la lumière manifestement artificielle, mécanique, et l'ambiance glauque ne se départit jamais d'une beauté inhumaine. Sans contrecarrer la noirceur de son scénario, Ji-Won signe à nouveau quelque chose de profondément cinématographique, avec tout ce que cela signifie de pouvoir de fascination et d'impressions sensorielles. L'entreprise globale, celle d'un corpus filmique complété par une tentative de conclusion, pouvait paraître prétentieuse mais dans les mains de Kim Ji-Won, artiste habitué à se saisir d'un genre pour le décliner avec l'emphase fascinée qui le caractérise, elle semblait avoir tout pour réussir. C'est le cas, à en juger par l'accueil dithyrambique reçu par le film, mais de mon côté, je suis un peu resté à quai. Moi qui m'attendais à voir revivre sous un jour nouveau mais non moins marquant la radicalité surpuissante de Old Boy (je me suis sans doute, une nouvelle fois, trop projeté le film intérieurement avant de le lancer), je suis vraiment resté sur ma faim face à l'emprise trop légère qu'I saw the devil a eue sur moi. Pourtant, le parti pris dénote une absence de concessions qui lance à fond le long-métrage sur la voie de l'expérience totale. Mettant à la fois le genre face à ses limites et le spectateur face à lui-même, le scénario (peut-être un peu étiré, mais bon, là n'est pas vraiment le problème), tient vraiment du génie. Sa conclusion, peut-être un peu trop lisible dans ses intentions, demeure quand même marquante, au-delà du simple rappel à David Fincher que Jee-Won cite parmi ses trois ou quatre réalisateurs contemporains préférés. Le problème, c'est que dans les faits, je n'ai pas été retourné. La violence physique m'a pratiquement laissé de marbre, alors qu'elle est précisément, au-delà du simple argument de vente, la véritable voie d'entrée vers le trivial de ce récit animal et de sa remise en perspective décapante de la nature des pulsions humaines. Dans la même ligne d'idées, je n'ai pas ressenti avec la force escomptée le dégoût, la rage coupable et la jubilation malsaine qui sont visiblement les points d'ancrage sur lesquels le film cherche à s'amarrer. Le problème ne vient surtout pas de Lee Byung-Hun, plein de classe et de violence froide, ni même du world-class talent Choi Min-Sik totalement investi en tueur animal lourd de symbolique. La glace et le feu, qui s'éteignent et se liquéfient pour mêler leurs essences, dans une entreprise d'autodestruction au-delà de tout contrôle. Mais non, ma gêne vient d'ailleurs, sans doute des choix de mise en scène. Dans un premier temps, j'ai adoré la lenteur détachée des cadrages, qui semblaient vouloir banaliser les scènes de dinguerie de Min-Sik pour appeler à un dégoût encore plus prononcé. Ça, ainsi que la découverte rapide de l'identité du tueur, m'ont rapidement porté à espérer un processus filmique original en forme de jeu vis à vis des codes, de détournement des attentes. Mais in fine, l'impression prolongée de voir Kim Jee-Won se refuser à appuyer trop fortement son bagage dramatique (par exemple par une utilisation trop ponctuelles de la bande-son) a handicapé le film à mes yeux. Pour un sujet si jusqu'au-boutiste, j'aurais tellement préféré voir I saw the devil s'abandonner à un baroque sans limite, qui lui aurait donné une assise d'un autre acabit. Terriblement frustrant, I saw the devil est donc un de ces films avec lesquels je n'ai pas réussi à entrer en connexion (un peu comme Memories of Murder), sans doute aussi parce que je ne lui ai pas laissé assez de libertés a priori. Cela ne doit bien entendu surtout pas remettre en question son statut et l'urgence qu'il y a à le voir, qu'on soit rompu ou non au polar coréen. Une oeuvre radicale et majeure.