Pour certains, dire que le film d'animation n'est pas forcément pour les enfants est une banalité évidente. Il faut tout de même régulièrement le rappeler tant l'association entre animation et infantilisme est ancré dans l'esprit de nombreuses personnes. ''Perfect Blue'', premier film de Satoshi Kon venait confirmer l'incroyable fertilité du cinéma d'animation nippon, lequel est capable de s'adresser à n'importe quel public. En tout cas, ''Perfect Blue'' n'est pas du tout pour enfant.
Mima est une célèbre idole : une chanteuse de groupe de J-pop. Aimée et adulée par de nombreux fans, Mima décide alors d'abandonner le métier de chanteuse pour entamer une carrière d'actrice. Tandis que cette décision suscite bien des colères dans les rangs de ses fans, Mima commence à basculer peu-à-peu dans la folie, complètement dévorée par son rôle très éprouvant.
Entre deux sucreries de Gibli, le fan d'animê peut plonger dans des univers cinématographiques noirs et rudes. Des œuvres, telles qu' ''Akira'' (Katsuhiro Otomo, 1988) ou ''Ghost in the Shell'' (Mamoru Oshii, 1991) venaient prouver que l'animation peut adopter une atmosphère sérieuse, au ton inquiétant. ''Perfect Blue'' est certes dans cette lignée de film, mais ici, pas de dystopie apocalyptique, pas de dangereux robot... Au contraire, ce qui trouble avec ''Perfect Blue'', c'est le fait que Satoshi Kon croise différentes cultures tout en restant dans le présent. Nous sommes bien sûr au Japon avec tout le kitsh de ses starlettes de J-pop. En même temps, Satoshi Kon réalise une œuvre qui trouve sa source dans le cinéma de deux réalisateurs très occidentaux : l'américain Brian De Palma et l'italien Dario Argento. Du premier, Satoshi Kon reprend (et en fait le thème principal de son film) la question du voyeurisme. Et plus précisément la question du regard. Jusqu'où une caméra peut-elle capter le monde ? La complaisance à regarder ces images chocs fait-elle de nous des voyeurs ? L'extrême crudité du film, à la limite de la vulgarité sort tout droit de ''Pulsions'' (1980). L'avidité de cette caméra (qui n'hésite pas à filmer une insoutenable scène de viol simulée) renvoie aussi à la question du point de vue. L'omniprésence des miroirs dans ''Perfect Blue'' laisse croire en l'existence de plusieurs réalités (présence aussi de miroirs dans ''Pulsions'' pour refléter la dualité du tueur). On peut aussi faire des rapprochements avec Argento. De l'Italien, Kon reprend cette navigation entre la réalité (les giallis d'Argento peuvent être dénués de fantastique) et le fantastique baroque (mais Argento peut introduire des éléments ésotériques comme dans ''Les Frissons de l'angoisse'' ou ''Suspiria''). On retrouve aussi les explosions de gore qu'affectionne Argento. Mais ici, Satoshi Kon arrive à relier ces scènes théoriquement gratuites à ses thématiques : le tueur crève en effet les yeux de ses victimes. Ici, le film est l'exacte inverse d' ''Opéra'' d'Argento (1987) : dans ce film, le tueur forçait l'héroine à regarder les meurtres. Dans le film japonais, tuer semble d'abord signifier priver du regard. Pour découvrir qui est le coupable, il faut dépasser notre regard, laisser de côté toute illusion : c'est ce qui fait que Mima découvira très tardivement l'identité du coupable. C'est la différence entre voir (fonction littérale) et comprendre (fonction métaphorique). Voir, pour Mima (mais aussi pour son fan et pour nous), c'est voir son double maléfique. Comprendre, c'est surmonter cette image et voir qui se cache derrière cette illusion. C'est aussi la même distinction que devront faire Sam Dalmas et Jack Scully dans : ''L'oiseau au plumage de cristal'' (Argento, 1971) et ''Body double'' (De Palma, 1984). Dans ces films, les héros voient une image qui les hantera longtemps. Mais ils se rendront compte qu'ils n'avaient vu l'image que de leur point de vue, et que ce dernier est faussé et les empêche de voir l'image correctement. Et c'est tout le contraire qui arrive dans ''Profondo Rosso'' (Argento, 1975) : Marcus Daly croit voir une image factice avant de comprendre que cette image était réelle. Dans ''Perfect Blue'', c'est le fait qu'on adopte le point de vue de Mima qui nous empêche de comprendre qui est le coupable.
Mais le film de Satoshi Kon a aussi son intérêt propre. Il décrit notamment la manière dont le conte de fée (dans lequel vit Mima au début du film) va basculer dans le cauchemar. Le film décrit aussi la très difficile transition quand un artiste passe d'un art à un autre. Ce fut assez peu montré au cinéma : jusqu'où peut aller un artiste pour briser son image. Le but de Mima est d'en finir avec sa réputation de mignonne petite chanteuse. Tout le film prend son sens ici. Tuer le passé se fait à deux échelles : devant l'écran (en posant nue, ce qui casse son image de jeune fille innocente) et derrière l'écran (éliminer le double maléfique, qui représente Mima en tenue de chanteuse). Pour autant, le film a aussi ses défauts. Le premier se rapproche plus d'un regret personnel qu'un défaut réel du film. On peut regretter que l'animation ne procure pas, comme on aurait pu s'y attendre, autant d'envoûtement et de fascination que dans une œuvre d'Argento. Il manque cette petite touche de délire visuel à la ''Suspiria'' pour que le film devienne vraiment un songe funèbre dans sa forme. Délire qui malheureusement a beaucoup trop tendance à faire irruption dans le scénario. Trop, tout le temps de mises en abîme qui se manifestent par les multiples réveils de Mima. A force de contempler Mima se réveillant, on finit par se demander si tout cela a un sens. C'est le défaut récurrent des films où les protagonistes rêvent (n'est-ce pas ''Inception''?) : au bout d'un moment, on ne peut plus vraiment prendre quelque chose au sérieux car tout peut potentiellement être faux.
A la fois très référencié et très personnel, ''Perfect Blue'' au mystérieux titre était un galop d'essai pour Satoshi Kon (mort prématurément à 46 ans) très satisfaisant. En convoquant De Palma et Argento, Kon livre un véritable giallo à la sauce japonaise. Sans atteindre l'hypnose argentienne, le film contient toutefois de vrais moments de perversité. A redécouvrir.