Jean Gabin aura tourné dans 95 films de 1930 à 1976. Durant les années 1930 qui sont celles de sa consécration et sans aucun doute les plus unanimement reconnues, il alignera trente longs métrages soit presque autant que durant toute la décennie 1950 où rattrapant le temps perdu par la Guerre, on peut le voir dans 33 films. Beaucoup de films de ses débuts restent méconnus du grand public et même de nombre de ses admirateurs. Certains sont considérés comme perdus ou sont difficilement visibles (« Paris Béguin », « Tout ça ne vaut pas l’amour », « Cœurs joyeux », « Gloria », « La foule hurle », « L’Etoile de Valencia », « De haut en bas », « Variétés »).
« La Belle Marinière » d’Harry Lachman sorti sur les écrans le 3 décembre 1932, neuvième film d’un Gabin commençant à se faire un nom, était jusqu’en 2016 lui aussi considéré comme définitivement perdu, avant qu’un biographe américain de l’acteur (Charles Zigman) effectuant des recherches dans les archives de la bibliothèque de UCLA et faisant tomber par inadvertance le boîtier d’une bobine d’un film d’épouvante italo-espagnol, découvre qu’il contient aussi les bobines de « La Belle Marinière » initié par La Paramount à l’époque où les studios américains cherchaient à se déployer en Europe en y produisant des films. Il ne restait malheureusement que 5 bobines sur les 9 qui composaient les 80 minutes de « La Belle Marinière ». La restauration du matériel restant doit beaucoup à Serge Bromberg dont la passion pour le patrimoine cinématographique français n’est plus à prouver ainsi qu’à la mairie de Mériel et à l’association des amis du Musée Jean Gabin.
Pour les bobines 1, 4, 6 et 7 manquantes il a été décidé de reprendre les textes de la pièce éponyme de Marcel Achard (Comédie Française le 4 novembre 1929) afin de combler les manques narratifs tout en agrémentant le commentaire de photographies. Le résultat malgré la quantité importante des absences de pellicules est tout à fait satisfaisant. « La Belle Marinière » aux côtés de « Cœur de Lilas », « « Le Tunnel », « Maria Chapdelaine » montre que la vingtaine de films méconnus tournés par Jean Gabin avant l’avènement que constituera en 1935 « Là Bandera » de Julien Duvivier, recelait quelques pépites. La pièce est adaptée par Marcel Achard lui-même. La réalisation est confiée à Harry Lachman, américain de l’Illinois installé à Paris depuis 1911 comme peintre postimpressionniste où il obtiendra une certaine notoriété avant de s’intéresser au cinéma. Il débutera en France comme réalisateur pour rejoindre Hollywood en 1933 juste après le très solide succès de « La Belle Marinière ».
Le talent de peintre de ce réalisateur méconnu imprégnera largement ce film d’atmosphère dont la photographie a été confiée à Rudolph Maté chef opérateur renommé et futur réalisateur hollywoodien talentueux (« Mort à l’arrivée » en 1950, « Midi gare centrale » en 1951). Jean Gabin dont c’est la neuvième apparition devant une caméra alors que sa réputation est croissante se voit offrir le rôle d’un capitaine de péniche recueillant à son bord après l’avoir sauvée de la noyade Marinette (Madeleine Renaud) dont il va très vite tomber amoureux. Quand Sylvestre son employé (Pierre Blanchar) et ami revient de voyage, se met en place un triangle amoureux qui va faire tanguer l’unité qui régnait à bord jusque-là. Pour pimenter encore l’affaire, la sœur (Rosine Dérean) du capitaine est amoureuse sans retour de Sylvestre.
Amours déçues et jalousie sont au cœur de ce mélodrame de facture classique où Gabin ne tient pas le rôle auquel on pouvait s’attendre. Malgré les manques évoqués plus haut on peut percevoir la relation qu’établit Lachman de manière très poétique entre les passions qui tourmentent les âmes, les paysages fluviaux et les décors champêtres qui défilent sereinement le long de la Seine et de ses canaux, source d’apaisement pour les emballements du cœur et l’échauffement des cerveaux. Un très beau film mariant avec brio et délicatesse l’improbable mariage entre atmosphère bucolique et drame amoureux et montrant un Gabin sur la voie de la nuance de ses grands rôles, un Pierre Blanchar assez sobre et une Madeleine Renaud lumineuse dans un rôle pourtant hors de son registre d’interprétation habituel qui retrouvera Jean Gabin à quatre reprises (« Le Tunnel », « Maria Chapdelaine », « Remorques », « Le Plaisir »). Une joie évidente donc de découvrir ce film trop longtemps disparu. Espérons que l’avenir réservera d’autres belles surprises concernant les trois films encore invisibles du plus grand acteur français.