Ce qu'il y a d'intéressant avec Alain Resnais, c'est qu'il ne ressert jamais deux fois le même plat. Chacun de ses films, réussi ou moins réussi, est une nouvelle aventure, une nouvelle expérimentation, une nouvelle illustration de sa fantaisie et de son intelligence. Sa filmographie, qui s'étend désormais sur plus de soixante ans, est bien l'une des plus originales et diversifiées qui soient.
Vous n'avez encore rien vu, libre adaptation de deux pièces de Jean Anouilh, fait le grand écart entre l'ancien et le moderne, autour du mythe grec d'Orphée et d'Eurydice. L'ancien et le moderne se rencontrent dans l'association du fond et de la forme : la matière théâtrale d'Anouilh, légèrement datée, donne naissance à une variation contemporaine (dans un décor d'entrepôt) proposée par de jeunes comédiens, variation qui donne lieu à un film dans le film, visionné par d'autres acteurs qui eux-mêmes, portés par la nostalgie et la passion, se mettent à rejouer la pièce... Le schéma narratif, ainsi présenté, est alambiqué mais très lisible à l'écran ; il témoigne d'une réelle virtuosité, côté scénario et côté réalisation. Car le film va au-delà de la simple mise en abyme, il développe un subtil jeu d'échos et de correspondances entre le film dans le film et l'action principale, tout en démultipliant l'interprétation dans cette action principale, puisque deux acteurs (Arditi, Wilson) et deux actrices (Azéma, Consigny) jouent tour à tour les mêmes personnages d'Orphée et d'Eurydice... Une démultiplication qui se traduit aussi à l'image par l'utilisation répétée du split screen. Bref, ce dispositif au croisement du théâtre et du cinéma a quelque chose de vertigineux et d'assez captivant.
Mais on trouve quand même des choses à redire. Le drame a ses lourdeurs mélodramatiques, appuyées par une interprétation parfois excessive (notamment celle de Sabine Azéma). Et surtout il y a ce parti pris de jouer à fond la carte de l'artifice, jusqu'à une certaine kitscherie visuelle. On peut aussi se demander si le scénario, au final, n'est pas trop "pirouetté".
Quoi qu'il en soit, la fantaisie du film (sa dimension quasi expérimentale) et la qualité de son orchestration (sur plusieurs niveaux) emportent facilement l'adhésion. Et le fait que cet objet insolite soit la création d'un cinéaste de 90 ans force le respect et l'admiration. Resnais est un cinéaste toujours jeune et inventif, donc, mais qui distille ici un parfum funèbre, à travers les thématiques du deuil et du testament, la destinée d'Orphée et d'Eurydice, via également la citation d'un intertitre du Nosferatu de Murnau ("Dès qu'il eut franchi le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre..."). Il est par ailleurs difficile de ne pas établir de rapprochements entre le personnage d'Antoine d'Anthac et Alain Resnais lui-même, ne serait-ce que parce que les acteurs convoqués par le premier sont aussi, à une grande majorité, ceux du second. Ce qui donne à cette histoire hantée par la mort une évidente valeur testamentaire en lien avec le cinéaste, qu'elle soit volontaire ou non. Une valeur testamentaire à laquelle le titre, Vous n'avez encore rien vu, pourrait apporter un malicieux démenti... En écho à un dialogue du film, Resnais n'est-il pas un auteur que l'on dit "dramatique", mais qui a pourtant toujours aimé les "gros effets", la "farce" ?