Parmi les pépites du septième art, Les Temps modernes intègre incontestablement l’élite des chefs d’œuvres intemporels et inimitables, l’expression du talent d’un cinéaste au sommet de son art et dont la critique sociale et politique devient l’une des composantes essentielles.
Le 24 octobre 1929, les Etats-Unis sont frappés d’un krach boursier sans précédent, qui marque le début d’une longue période de récession connue sous l’expression de « Grande Dépression ». En 1931, troublé par les ravages de cette crise sur le pays, attristé par la vision de la pauvreté croissante dans les rues, révolté par l’enrichissement d’une classe dominante, et inquiet des effets du capitalisme et de la mécanisation sur les conditions de travail des ouvriers, Charlie Chaplin décide de faire une pause dans sa carrière, une interruption qui commence au début de l’année 1931 et dure pendant plus d’un an. Ces inquiétudes sur l’état social et économique des Etats-Unis prennent leur source dans la naissance et les conséquences d’un courant économique devenu célèbre : le taylorisme.
En 1911, Franck Taylor, ingénieur économiste, crée l’Organisation Scientifique du Travail (OST). Séduit par cette thèse, Henry Ford l’adopte dans ses usines et procure de grands profits. Ce modèle est ensuite repris par toutes les grandes entreprises et dès lors, l’homme ne devient qu’un rouage supplémentaire parmi toutes les machines. La mise en pratique de cette théorie aliène donc l’ouvrier à travers des mouvements répétés et une cadence de travail infernale, au service d’une économie capitaliste en pleine expansion.
Durant ses congés sabbatiques, Chaplin visite l’Europe de l’Ouest (France et Suisse) et se rend même dans l’Empire du Japon, où il échappe de justesse à un assassinat à la suite de la tentative de coup d’état du 15 mai 1932. Malgré cet évènement, son séjour à l'étranger a un effet très stimulant pour Chaplin, principalement à la suite de ses rencontres avec quelques personnalités influentes comme Gandhi et Einstein, et il s'intéresse de plus en plus aux questions internationales. Toujours perturbé par la Grande Dépression, il redoute une explosion du chômage et de la pauvreté aux Etats-Unis. Et c’est dans le but de dénoncer les dérives du taylorisme que Chaplin se lance dans son nouveau projet cinématographique. De retour à Los Angeles en juin 1932, il rencontre en juillet l'actrice de 21 ans, Paulette Goddard, qui lui inspire le rôle de la gamine dans sa future production, initialement intitulée « Les Masses ».
Depuis près de dix ans et la sortie du premier film sonore, Le Chanteur de Jazz, en 1927, Charlie Chaplin est tiraillé entre son attachement au muet et son constat d’un son qui risque de devenir incontournable. Tourmenté par ce choix cornélien, le réalisateur envisage, dans un premier temps, de faire un film parlant, allant même jusqu’à écrire un scénario dans ce sens. Peu convaincu après quelques répétitions, Chaplin décide d’abandonner les dialogues mais ne renie pas pour autant le son. Ainsi, comme ses prédécesseurs, Les Temps modernes utilise des effets sonores synchronisés. De plus, le long-métrage bénéficie d’une musique de grande qualité, composée par Alfred Newman, notamment connu pour être l’auteur de la célèbre fanfare de la 20th Century Fox. Mais en raison d’un perfectionnisme poussé à l’extrême de la part de Chaplin, le compositeur ne va pas jusqu’au bout du projet et quitte la production avant la fin du tournage. Toutefois, ce départ précipité n’empêche pas Les Temps Modernes d’être grandement connu grâce à l’un des morceaux empruntés les plus célèbres de la carrière de Chaplin. Dans un charabia dépourvu de sens et mêlant le français et l’italien, Charlot interprète la chanson « Je cherche après Titine », dévoilant ainsi pour la première fois le son de sa voix dans une scène mémorable située dans un restaurant où il est engagé comme serveur et chanteur.
Mais la question du son n’est pas la seule source de contrariété pour le réalisateur. En effet, la brutalité du titre et le pessimisme de son premier script ne lui conviennent pas, et Chaplin préfère se rapprocher d’un ton burlesque et plein d’espoir qui le poussent à adopter le titre des « Temps Modernes » que l’on connaît aujourd’hui.
Débuté en octobre 1934, le tournage prend fin en août 1935, et le résultat est présenté en février 1936 au cours d’une avant-première new-yorkaise. Comme il l’a fait pour Le Kid et Les Lumières de la ville, mais de manière plus accrue ici, Les Temps Modernes ne se cache pas d’être une satire politique et sociale, un aspect qui entraîne une forte couverture médiatique, même si Chaplin tente de minimiser le sujet. Il faut dire que dès le début, le ton est donné à travers une séquence où des ouvriers d’usine se rendant au travail sont comparés à un troupeau de moutons.
Malgré la violence de sa critique, Chaplin sait conserver l’humour et le burlesque qui a fait son succès, même lorsqu’il s’attaque à la dénonciation d’une aliénation de l’homme par l’industrie et les machines. Ainsi, plusieurs gags de la première partie du film ont atteint le rang des séquences les plus connues de la filmographie de Charlie Chaplin, et plus largement, du septième art. On pense notamment à Charlot emmêlé dans les rouages d’une machine, où pris dans une série de spasmes incontrôlables, il se met à resserrer tous les boulons qu’il croise, quitte à se méprendre sur les boutons de la robe d’une employée pour son grand désespoir. Dans cette dernière scène, bien que l’humour soit au rendez-vous, le caractère satirique de la séquence ne laisse aucun doute, et ainsi, Chaplin montre une nouvelle fois son talent pour mélanger les genres, comme il l’a fait dans ses précédentes réalisations.
En plus d’être une satire sociale déguisée sous une apparence burlesque, Les Temps modernes s’impose aussi comme une belle histoire d’amour. Charlot y rencontre une gamine aussi miséreuse que lui (interprétée par la belle Paulette Goddard) et ensemble, en se soutenant mutuellement dans le monde hostile du capitalisme et de l’oppression patronale, cette amitié se transforme en une idylle émouvante.
Ainsi, malgré la genèse du film inscrite dans la cruelle réalité de son temps et le ton grave de son développement, l’amour et l’espoir ne sont pas oubliés par Chaplin, et sont même indispensables pour le message que le réalisateur a souhaité faire passer. Que ce soit à travers le songe d’une vie bucolique paradisiaque de la part de Charlot, de l’American Dream au sein d’une cabane abandonnée, ou d’un épilogue merveilleux, où l’aube est le symbole d’un optimisme et la route le cadre d’un départ commun vers de nouveaux jours. D’ailleurs, il est intéressant, pour revenir sur le ton initialement plus sombre pensé par Chaplin, de souligner que la conclusion devait être toute autre lorsque le projet, pas encore tourné, s’intitulait « Les Masses ». La jeune fille s’y retrouvait nonne alors que Charlot était hospitalisé à la suite d’une dépression nerveuse. A ce final sans espoir, le réalisateur a pertinemment choisi un dénouement positif et heureux, fidèle au message d’espoir qu’il offre à une classe exploitée.
Le film connait un succès moindre que ses précédents films et les critiques sont plus mitigées, une partie de la presse reprochant à Chaplin une tentative de propagande des idéologies communistes. Depuis, Les Temps modernes est néanmoins devenu un classique, un chef d’œuvre qui ne vieillit pas. À la suite de cette sortie, Chaplin se rend en Extrême-Orient avec Paulette Goddard et les deux acteurs débutent ensuite une relation discrète, allant même jusqu’à se marier secrètement en Chine, avant que l’information ne soit révélée par Chaplin lui-même. Mais cette idylle affronte la controverse de 1938 liée au tournage d’Autant en emporte le vent, qui annonce le crépuscule de leur relation. Le couple s'éloigne rapidement l'un de l'autre pour se consacrer à leur travail : Goddard divorce finalement en 1942, en avançant qu'ils sont séparés depuis plus d'un an.
Selon André Bazin, Les Temps Modernes est « la seule fable cinématographique à la mesure de la détresse de l’homme du 20ème siècle face à la mécanique sociale et technique ». En effet, par cette œuvre, Chaplin a su capter les enjeux sociaux et économiques de son époque et attirer l’attention sur ces derniers, en maniant aussi bien la légèreté et que la gravité du propos, fidèle à son talent éclectique et inimitable.