Pourtant, les premiers plans sont prometteurs et envoûtants : d’abord, Julyvonne, une gamine de douze ans, en visite chez un ophtalmologiste, écope d’une paire de lunettes pour corriger son astigmatisme. Une prothèse dont on pressent très vite la portée symbolique. Ainsi chaussée de cet instrument, la recluse adolescente à laquelle son curieux géniteur, par ailleurs employé au motel et au bowling local, interdit d’aller à l’école et, plus généralement, toute vie sociale, va-t-elle pouvoir enfin accéder à la perception de la réalité ? Une réalité, au demeurant, peu tangible et mouvante, passé au tamis des névroses paternelles. Dès lors, on ne s’étonnera pas que Curling emprunte des voies oniriques, voire fantastiques, parmi lesquelles la présence d’un tigre ou de cadavres ne saurait être totalement fortuite.
Davantage proche de l’école berlinoise (dépouillement d’une narration elliptique et absence de toute psychologisation) que de son compatriote Xavier Dolan – prouvant du coup l’éclectisme de la production québécoise – Denis Côté fait sans conteste partie de ces cinéastes qui laissent une place de premier choix à l’imaginaire de ses spectateurs, laissant à ces derniers le soin de reconstituer comme bon leur semble, et sans souci de la moindre vraisemblance ni véracité, le puzzle dont les éléments épars leur sont fournis. D’ailleurs, est-il tellement nécessaire de mener à bien cette tâche contenant en elle l’envie d’expliciter ? Au contraire, ne convient-il pas d’abord de se laisser porter et submerger par les plans que met en scène Denis Côté ? Qui a aussi pour lui la chance d’investir un territoire de cinéma : les vastes étendues enneigées et glaciales constituent sans nul doute un décor de cinéma et rapprochent par la même occasion Curling du Fargo des frères Coen, même s’il faut ici saisir qu’il s’agirait avant tout d’un Fargo non exploité et non élucidé. Que ce soit dans la maison isolée de Julyvonne et de son père, sur le lieu de travail de celui-ci, rien ne semble jamais logique ni encore moins prévisible. Ce n’est pas un des moindres mérites du film de donner l’impression de s’inventer à chaque plan, provoquant notre attente haletante, celle-ci dût-elle néanmoins souffrir de quelques baisses de régime et de répétitions.
Il n’empêche : à mille lieues d’un cinéma terriblement formaté, érigeant en valeur ultime celle de la réconciliation hypocrite et factice, aplanissant conséquemment la notion même de différence et d’aspérité, celui âpre, peu aimable et dérangeant de Denis Côté mérite largement le détour, parce qu’il sous-tend l’intelligence et la curiosité du spectateur. On aime que cette cinématographie cinéphilique – Denis Côté cite régulièrement Fassbinder dans ses interviews – continue d’exister vaille que vaille, donnant à voir des films étranges, perturbants, mystérieux, mais qui témoignent au final de la vitalité indéniable du septième art.