Le fait que le film « Babylon » de Franco Rosso, (réalisateur italien établi à Londres, décédé en 2016) réalisé en 1980, ait mis 40 ans pour sortir en France m’a interpellé et m’a donné envie de le voir…entre temps j’ai appris que le film tourné dans les années thatchériennes avait été interdit au moins de 18ans lors de sa sortie en Angleterre, banni des festivals, interdit de distribution aux Etats Unis…. « Babylon » a donc payé le prix fort…Depuis nous avons eu bien d’autres films plus violents, comme La Haine de Mathieu Kassovitz, primé à Cannes et aux Césars et que d’aucun ont comparé à « Babylon »…plus récemment les Misérables de Ladj Ly , primé à Cannes et représentant la France au Oscar du Cinéma… Après la projection, je me demande bien ce qui dans « Babylon » a pu justifier la vindicte de la censure… Franco Rosso a été présenté comme un producteur et réalisateur, dont les films démontrent « une sympathie et une compréhension rares avec les groupes minoritaires en général, les groupes minoritaires immigrés en particulier ». C’était avant tout un documentariste, et « Babylon » peut aussi être présenté comme un documentaire à peine scénarisé. Blue et sa bande de potes, sans doute seconde génération de l’immigration jamaïcaine, vivent à Brixton, un des quartiers pauvre et cosmopolite du Sud de Londres Au tournant de la décennie 80, Londres était la Babylone vendue aux Jamaïcains lors de la décolonisation de l’île en 1962, cette nouvelle Babylone promise à ceux du peuple rasta qui allaient quitter leur petite île, pour une autre, plus grande, qui devait les accueillir à bras ouverts. C’est une tout autre réalité qui se présente à Blue et aux autres jeunes rasta de sa communauté. Ils ne sont pas comme leurs aînés, qui ont connu autre chose. Eux sont nés ici, entre le fog et la grisaille
Dans ce pays raciste au quotidien, ces jeunes noirs n’ont qu’un seul dieu vers qui se tourner pour garder un peu d’espoir au cœur de cette Babylone qui les déteste : Jah Rastafari et les plaines de Zion qu’ils font résonner dans leur Sound-System clandestin… installé dans un garage délabré occupant l’une des arches d’un métro aérien…Ils vivent de petits boulots, de chapardages, de revente d’herbe ( Ganja en argot jamaïcain) … dont ils font une large consommation…A part cela ils sont plutôt pacifique , empêchant l’un des leurs de riposter aux provocations des petits blancs du voisinage qui les traitent de babouins et de bâtards…(C’est l’époque du National Front qui a connu le succès dans ces années-là ) Ils rasent les murs pour échapper aux policiers racistes qui n’hésitent pas à pratiquer les ratonnades…Leur raison de vivre est la musique…celle des « Sound-System » cette culture apparue en Jamaïque dans les ghettos de Kingston à la fin des années 1940. Née de l'exclusion d'une population pauvre et noire, n'ayant pas accès aux salles de spectacles et aux clubs (monopolisées par les riches blancs et métis), Cette culture les a suivis dans leur immigration au Royaume Uni… Un « Sound-System » c’est d’abord un appareillage de baffles et d’enceintes immenses sur lesquelles ils passent les derniers disques venus de Jamaïque et sur lesquels ils improvisent …Les groupes de défient entre eux ..et dans le film, Blue (interprété par Brinsley Forde, chanteur de reggae) coiffure rasta, dreadlocks et couleurs de la Jamaïque, s’apprête, avec son groupe, à défier la pointure Jah Shaka , qui joue son propre rôle… L’un est le « King », l’autre est un jeune lion dont le rêve est que son beat soit le plus écouté de la capitale anglaise. Mais pour cela, il faut se faire connaître, il faut donc organiser une battle avec un grand public. Or, les gens ne savent pas que ce genre d’événement, clandestin, a lieu. Les organisateurs doivent trouver un moyen de faire de la publicité, sans trop en faire, car la police pourrait débarquer…. Une fois le lieu et le public trouvés, il faut du matériel, un Sound System compétitif, des gros caissons qui vont pouvoir répondre à l’arsenal que va déployer Shaka., il faut trouver un « beat », un 33 tours que personne n’a encore entendu et qui fera résonner les mots. Un beat venu tout de droit de la mère patrie, la Jamaïque. Et après tout ça, il faut un sujet, une histoire à raconter, un combat à mener, et c’est exactement ce que propose le film. Blue va raconter son histoire, ce qu’il vit et ce qu’il connaît.
« Babylon» est une réussite, difficile, sans fard et violente, qui incarne des problématiques encore très contemporaines, et en cela n’a rien perdu de sa force... Un film qui a pour lui la sincérité et l’implication de ses acteurs dont la plupart ne sont pas des professionnels.. Complètement partial, le film raconte cette époque du point de vue de la minorité exclue, mais a aussi l’intelligence de mettre, au milieu de ce groupe de jeunes noirs, un blanc, qui est caractérisé exactement comme eux, sa couleur de peau n’étant donc pas prise en compte jusqu’à une scène, où le racisme change de camp, suite aux provocations et à la violence systématique. Par son intermédiaire, ce que l’on comprend, c’est que les haines raciales sont intimement liées à des haines sociales. Par son intermédiaire, le film gagne en profondeur, et le spectateur, comme Blue, découvre alors un nouveau degré de lecture sur ce qui se déroule devant ses yeux.
Le film est à voir, et mérite plus que les deux seuls spectateurs que nous étions à la séance de 16 h à L’Entrepôt.