ATTENTION! A ceux qui veulent voir la suite du chef-d'oeuvre de Sono Sion en gore, soyez prévenu! Ce film n'a rien à voir avec le premier!
Noriko, 17 ans, habite une petite ville du Japon. S’ennuyant ferme dans une cellule familiale qui ne semble pas la comprendre, la jeune fille se réfugie dans les échanges internet où elle peut briser sa solitude. Ces amitiés épistolaires et virtuelles la pousseront à fuguer de chez elle pour Tokyo. Yuka, la jeune sœur de Noriko, la suivra quelques mois plus tard. Les deux filles vont alors intégrer un étrange cercle censé répondre à leur mal existentiel. Pendant ce temps, leur père, ivre de chagrin, écume les rues de la capitale pour les retrouver après que sa femme se soit suicidée.
NORIKO’S DINNER TABLE est également connu sous le nom SUICIDE CLUB 0 : NORIKO’S DINNER TABLE, un titre plus explicite quant à la nature de ce film signé de l’étonnant auteur et réalisateur Sion Sono : une préquelle à son explosif SUICIDE CLUB. Une occasion d’un métrage en continuité prompt à lever les nombreuses zones d’ombres de l’intrigue tarabiscotée du premier opus ? Bien sûr que non. Si l’intrigue de NORIKO’S DINNER TABLE évolue autour de la fameuse scène d’ouverture de SUICIDE CLUB (et sa cinquantaine de lycéennes se jetant sous le métro), Sono choisit un traitement très différent pour cette «fausse» séquelle. Le but n’est pas tant de frustrer le spectateur que d’ajouter un film encore différent à une filmographie déjà variée et passionnante. Tourné à quelques mois de STRANGE CIRCUS, NORIKO’S DINNER TABLE est également très loin de la sensualité tragique et perverse de ce film magnifique. Sion Sono est un artiste pluridisciplinaire (poésie, théâtre, musique) et ce nouveau film va être l’occasion pour lui de verser dans une forme de cinéma très littéraire.
Adapté de l’un de ses romans, NORIKO’S DINNER TABLE est effectivement un film de mots. Formaliste inspiré, Sono se désintéresse ici du visuel pour signer un film tourné en DV et la plupart du temps caméra à l’épaule. Le film est de plus très peu découpé et se contente de «capturer» assez frontalement l’action. Le récit n’est pas mené par l’image, mais par les voix des personnages. Des voix intérieures omniprésentes, en voix-off parfois au dessus des dialogues des séquences, et qui charpentent l’approche très écrite du film. Si écrite que l’image n’en devient qu’une illustration, parfois volontairement redondante. Le rythme posé et la longue durée du film (presque 3 heures) renforcent cette impression de réellement voir un livre d’images et de sons. Pourquoi faire un film si c’est pour bouder à ce point les possibilités du médium cinéma ? Tout simplement parce que Sono est frustré de ne pas pouvoir imprimer plus d’émotionnel dans ses récits littéraires qu’il juge trop froids. NORIKO’S DINNER TABLE c’est donc ça, un livre qui bénéficie du pouvoir sensitif du cinéma grâce au jeu à fleur de peau des comédiens, à l’entêtante musique mélancolique du film et au pouvoir évocateur d’une image très ancrée dans un quotidien qui nous concerne tous.
NORIKO’S DINNER TABLE suit l’intimité de Noriko, mais aussi de sa jeune sœur Yuka, de leur père, ainsi que de quelques autres personnages. Ce sont les héros successifs d’un film organisé en chapitres dédiés à leurs expériences, le récit n’hésitant pas à revisiter la chronologie pour nous donner l’éclairage de la vision de chacun. Le malaise familial est encore le centre de réflexion de Sono, qui choisit à nouveau ici un axe très provocateur pour mettre à nu ces disfonctionnements. Car lorsque Noriko et Yuka fuguent à Tokyo, elles vont bien entendu tomber dans un réseau tenu par l’étrange Kumiko, aussi surnommée «Ueno54» car elle fut trouvée bébé dans la consigne automatique 54 de la gare du quartier de Ueno (une référence au formidable roman «Les bébés de la consigne automatique» de Ryu Murakami). Orpheline, Kumiko tient (par manque ou par vengeance) une étrange entreprise de «prostitution». Il n’est pas demandé aux jeunes filles qu’elle récupère dans la rue de coucher pour quelques billets, mais de tenir le rôle de filles modèles pour reconstruire des cadres familiaux contre rémunération. Un homme alcoolique et joueur incapable de fonder une famille ? Le «réseau» de Kumiko est là pour lui proposer les services de filles qui l’appelleront «papa» pour des simulations de repas enjoués réservés au mois ou à l’année. Sous de fausses identités, Noriko et Yuka trouveront dans ce simulacre familial un espace apaisant (bien que factice) à leurs propres angoisses.
Tout cela n’a pas grand-chose à voir avec le premier SUICIDE CLUB, bien que l’accident du métro revienne constamment dans le film. Le lien entre les deux métrages se fait par le biais du site internet qu’utilise Noriko pour sortir de la solitude de sa vie à la campagne, le même site qui comptabilisait sous forme de points rouges et blancs les suicides du premier opus. NORIKO’S DINNER TABLE nous présente Kumiko et son «réseau» comme le cerveau derrière le site. La problématique derrière ce dernier serait donc plus vaste et impliquerait un système de société alternative où chacun aurait un rôle prédéfini. Des explications volontairement nébuleuses qui ne font qu’ouvrir de nouvelles trappes dans les mystères du premier film. Très sincèrement, NORIKO’S DINNER TABLE pourrait parfaitement se passer de ce lien direct, plutôt artificiel, étant donné qu’il prolonge déjà la réflexion de SUICIDE CLUB sur une société japonaise asphyxiée par le mal-être d’un «moi» qui n’a pas sa place. La véritable question de NORIKO’S DINNER TABLE est là : comment être soi, sachant qu’être soi nous expose inévitablement à la souffrance. Noriko, Yuka, mais aussi la jeunesse japonaise dans son ensemble, préfèreront se réfugier dans des rôles, aussi absurdes soit-ils. On pense à cette adolescente qui se laissera tuer sous le regard neutre de son amie par un client souffrant de démence. La jeune fille est certes morte, mais de manière heureuse car c’était son «rôle». Sono raille fortement ici ses concitoyens enfermés dans des vies millimétrées par une société nippone particulièrement attachée à la cohésion du «groupe». Une attitude que l’artiste compare à des «suicides psychologiques», un abandon de sa propre personne dans un environnement où être libre revient à se suicider «physiquement».
NORIKO’S DINNER TABLE est encore une excellente surprise de la part d’un auteur qui ne se laisse décidemment pas dompter, y compris par lui-même. C’est à un superbe film introverti et tragique auquel nous sommes invités, où les débauches gores et grotesques sont occultées (ou presque) au profit d’une peinture de personnages toute en finesse, nuances, et parfois même paradoxes. L’interprétation est bien entendu de très haut niveau, mention spéciale à la jeune Yuriko Yoshitaka (Yuka) qui se montre absolument époustouflante. Sa performance lui vaudra le prix du meilleur jeune espoir au festival de Yokohama. Plus cohérent que SUICIDE CLUB, moins agressif que STRANGE CIRCUS, NORIKO’S DINNER TABLE constitue une excellente porte d’entrée à tous les néophytes du cinéma de Sion Sono. Un film au plus proche d’un cinéma dit «classique», mais qui ouvre paradoxalement une fenêtre très personnelle sur un auteur à suivre de très près. Sono a depuis déclaré qu’il souhaiterait réaliser un troisième film qui pourrait former un triptyque sur le suicide et le malaise soulevé par les deux films.
Peu distribué en vidéo, NORIKO’S DINNER TABLE arrive en France couplé avec SUICIDE CLUB. Une excellente initiative de l’éditeur français Kubik. Tourné en vidéo, le master présente pourtant la version kinescopée en 35mm. Un choix artistique à mettre au crédit de Sono. L’image est anamorphosée pour le 16/9 et ne présente pas de soucis techniques particuliers. Bien entendu, qui dit vidéo transférée sur pellicule sous entend un rendu particulier et volontairement «dégradé». Les noirs sont assez peu profonds, les couleurs quelque peu délavées et certains plans sont un peu flous. Des défauts d’origine, qui ont été constatés lors des projections salles en festivals. La piste sonore unique est un stéréo de très bonne facture. Etant donné que NORIKO’S DINNER TABLE est déjà présenté en «bonus» de SUICIDE CLUB, le film ne bénéficie pas de suppléments hormis quelques bandes-annonces de l’éditeur.
Eric Dinkian du site Devil
Dead.