Je fais une dérogation à la règle implicite qui veut que je publie ma critique dans la semaine qui suit la sortie d'un film. D'une part parce que quand "La Désintégration" est sortie en février, ces critiques étaient en sommeil, et que si j'avais repéré ce film, je ne l'avais finalement pas vu. D'autre part, pace que les événements de Toulouse et de Montauban ont remis en lumière un film qui raconte comment un endoctrinement basé sur la victimisation et une lecture belliqueuse du coran peut transformer un jeune de banlieue en terroriste. Je ne suis d'ailleurs pas le seul à avoir fait ce rapprochement : suite à plusieurs articles, la première séance à laquelle je me suis rendu affichait complet.
Le film commence par le regard que porte à travers sa fenêtre une femme voilée, la mère d'Ali, sur la prière organisée par l'imam local au pied de son immeuble, la taille réduite de sa mosquée ne pouvant accueillir tous les fidèles en ce jour de l'Aïd. Son prêche affirme que le respect et la partage sont des valeurs essentielles de l'islam, et il invite les fidèles à la pureté, non seulement à la mosquée, mais aussi au travail et au quartier. Après avoir balayé la foule des fidèles, la caméra isole Djamel, dont la dureté du regard laisse supposer qu'il n'est pas d'accord avec une telle vision de l'islam. Puis on retrouve la mère d'Ali en pleine discussion avec son aîné, qui s'amuse à la provoquer gentiment sur le choix du prénom de son futur petit fils. Et quand son fils lui demande ce que ça lui ferait si l'enfant à venir mangeait du porc, elle répond, mi-amusée mi-agacée : "Qu'il mange du serpent, s'il veut".
Par la suite, la construction du film respecte cette alternance entre des scènes domestiques, où les valeurs prêchées par l'imam trouvent leur application, et l'extérieur, où Ali se confronte à la ségrégation quotidienne et dont Djamel démonte impitoyablement le mécanisme . La vie d'Ali se déroule entre l'aîné intégré dans la société, la grande soeur bien dans ses baskets qui répond avec humour à Ali qui lui demande ce qu'il doit changer dans son CV pour l'améliorer : "Ton nom !", et la mère qui travaille de nuit comme femme de ménage, et qui constate que les pires services lui sont attribués, sous prétexte que c'est elle qui les assure le mieux. Elle partage ses journées entre ses enfants, son travail et son mari hospitalisé.
On le voit : tous les ingrédients sont là pour offrir une vision misérabiliste, ce que Gérard Chauveau appelle l'approche déficitariste et qui rend impossible le déclenchement d'une dynamique positive. C'est d'ailleurs la lecture qu'en fait Djamel et à sa suite Ali. Mais ce n'est pas le propos de Philippe Faucon, qui certes nous montre sans complaisance la discrimination qui frappe les jeunes à la recherche d'un emploi, mais qui présente aussi à travers les personnages du frère et de la soeur d'Ali la possibilité de s'en sortir en puisant dans cette injustice la force nécessaire.
Le personnage méphistophélique de Djamel apparaît comme l'exact négatif de la Mère Courage, avec un enjeu qui est celui de toute secte : couper les ponts entre Ali et son environnement, à commencer par sa famille. Avec sa voix envoûtante et son phrasé implacable, il utilise avec brio toutes les techniques de lavage de cerveau pour amener ses adeptes à accepter l'inacceptable, renoncer à la vie pour une cause à laquelle ils ne croyaient pas peu de temps avant.
Convaincant dans la présentation de ce mécanisme d'embrigadement, le film pêche un peu par sa linéarité. Sa durée réduite (78 minutes) renforce cette impression de schématisme. Les parcours de Mohamed Merah ou des kamikazes du 11 septembre montrent un processus qui a pris des mois, voir des années, avec des lieux importants pour les ruptures successives comme la prison, la fréquentation de mosquées fondamentalistes à Londres ou à Hambourg ou les voyages en Bosnie, en Tchétchénie ou en Afghanistan. Même s'il n'y a pas d'indication de l'écoulement du temps autre que la barbe d'Ali, le processus semble s'écouler sur quelques semaines, au plus sur quelques mois, et le retrait du monde se fait sans à-coups, alors que tous les témoignages sur les terroristes islamistes montrent des contradictions comme les sorties en boîte de Mohamed Merah.
Malgré ce défaut, "La Désintégration" donne une vision crédible de cette évolution, avec une rigueur quasi documentaire qui évite les effets inutiles. La distribution sonne juste, avec à sa tête Rashid Debbouze, le frère de l'autre. En montrant avec honnêteté les raisons objectives qui favorisent le sentiment d'exclusion, Philippe Faucon ne démonte pas seulement les engrenages d'un tel processus : il donne aussi les indications sur ce qui reste à faire à la société française pour éliminer les causes qui ont favorisé de si tragiques conséquences.
http://www.critiquesclunysiennes.com/