Ça ressemble à la vie de Paul Gauguin, mais ce n'est pas la vie de Paul Gauguin. Somerset Maugham s'en est toutefois inspiré pour écrire un roman au titre mystérieux, The Moon and Sixpence, dont ce film est l'adaptation. Il est réalisé par un cinéaste rare, Albert Lewin, auteur de six longs-métrages seulement, parmi lesquels Le Portrait de Dorian Gray, Pandora et Bel Ami. The Moon and Sixpence est son premier film ; il donne le ton d'une oeuvre raffinée, très littéraire, très esthétique, faisant la part belle aux arts en général.
Le film commence et se conclut par un encart établissant une distance avec la "moralité" du personnage principal. Histoire d'adoucir la réception de ce film audacieux... À l'époque de sa sortie, en pleine guerre, il n'a pas dû être évident de "vendre" une telle histoire autour d'un homme misanthrope (et notamment misogyne), égoïste, cynique, cruel... Le personnage de Charles Strickland ne se soucie en effet que de lui et de son art, faisant globalement le malheur de son entourage. Albert Lewin a toujours été fasciné par ces êtres "noirs" et orgueilleux, par le rapport entre la création et la destruction, le beau et le laid (voir Le Portrait de Dorian Gray, entre autres). Il cerne ici un homme méprisable et génial, avec un petit décalage ironique et une gourmandise très classe : réalisation soignée, joli noir et blanc, intrusion étonnante de la couleur à la fin, pour mieux capter l'éclat des tableaux comme l'éclat de la flamme qui va les dévorer. La structure narrative est quant à elle assez classique (en flash-back). On regrettera une baisse de rythme et d'intensité dans la dernière partie, lorsque Strickland arrive sur l'île. Heureusement, George Sanders porte ce film avec une constante élégance, un détachement magnifique, dans un rôle qui lui va bien. Lui qui se suicidera trente ans après ce film, en laissant ce mot : "Cher monde, je pars car je m'ennuie. Je sens que j'ai vécu assez longtemps. Je vous laisse avec vos soucis dans ce doux cloaque. Bonne chance."