Centenaire à la filmographie prolifique, le portugais Manoel de OLIVEIRA nous livre avec L’étrange affaire Angélica son 31ème long métrage. C’est à une véritable leçon de cinéma que le cinéaste, né en 1908 et ayant de ce fait traversé toutes les périodes marquantes du 7ème art, nous convie, avec grâce et simplicité.
Il y a dans L’étrange affaire Angélica une curieuse intemporalité, un flottement entre un profond réalisme et un monde ancestral presque fantomatique. Peut-être est-ce dû au fait que le scénario, écrit en 1952, donne au film la forme d’un grand écart entre des temps aussi proches qu’opposés à l’image de ce fleuve Douro qui en sépare les deux rives, l’une manifestement moderne, industrielle, et l’autre rustique où l’on travaille à l’ancienne, réunies en un seul plan, comme si seul le cinéma avait le pouvoir de conjuguer ces antagonismes. Ce fleuve, et les activités qui l’entourent, était déjà le sujet du premier film court – et muet – d’OLIVEIRA, Douro, activité fluviale, réalisé en 1931. Mais L’Etrange Affaire Angélica, c’est surtout l’histoire d’un amour impossible, absolu, mettant l’art en perspective. Isaac – interprété avec talent par Ricardo TREPA, le petit-fils du cinéaste – est un jeune photographe juif logeant dans une petite ville près de Porto. Par une nuit pluvieuse, il est appelé par une famille de notables des environs dont l’une des filles – Angélica, récemment mariée (Pilar LOPEZ DE ALAGNA) – vient de décéder. Afin de garder le souvenir de la défunte, ils désirent qu’Isaac en fasse le portrait. Dans le viseur de son appareil photo argentique, la jeune femme semble s’animer et lui sourire, il en tombe instantanément et passionnément amoureux. OLIVEIRA s’attache alors à filmer l’invisible, l’abstraction d’un sentiment amoureux dont l’objet de désir lui-même a disparu, évanescent, corps physique hors de portée qui n’est plus lié à Isaac que par le biais de photographies du visage beau et paisible de la jeune femme. D’ailleurs, quand il la voit pour la première fois, Angélica est déjà une image, figée, mise en scène et qui ne s’animera qu’à travers le regard d’un « spectateur » photographe éblouit qui y projettera ses fantasme artistiques et amoureux, une aura presque divine. L’étrange affaire Angélica raconte avec douceur et onirisme l’obsession d’Isaac face à cette image dévorante, ni totalement matière ni totalement esprit, qui le hantera jusqu’à la folie, jusqu’à la mort, seul aboutissement possible d’un tel amour absolu. Comme dans un songe, Angélica, fantomatique dans sa longue robe blanche, apparait dans la chambre d’Isaac à plusieurs reprises, et tous deux s’envolent, enlacés, dans un entre deux métaphorique, bleuté et onirique qui convoque l’univers pictural de La Mariée de CHAGALL. Ces apparitions spectrales aux effets spéciaux rudimentaires rappellent les œuvres de MELIES, tout comme les plans des hommes travaillant la terre pourraient évoquer les fameuses vues des frères LUMIERE. De fait, le sujet profond d’OLIVEIRA, c’est l’art lui-même, et notamment le sien, le cinéma. Ainsi, la chambre d’Isaac dont on ferme la fenêtre pour la première fois à la fin du film devient l’équivalent d’une camera oscura ; et les photos du labeur des hommes dans les champs apposées de part et d’autres des photographies du cadavre de la jeune femme deviennent menaçants, terrifiants, prenant sens comme sous l’influence de l’effet Koulechov. Mais le cinéma n’est pas le seul art à être mis en perspective par OLIVEIRA, en effet, chacun de ses plans est composé comme un tableau de la Renaissance dont la contemplation plus que l’action nous donne des indices, à l’image des plans fixes qui composent les séquences de discussion entre les pensionnaires de la pension où loge Isaac. OLIVEIRA joue avec les couleurs, les lignes de forces et travaille le rapport entre silence et bruit avec une précision remarquable. Ses images, belles et épurées, dégagent une grâce absolue, un regard doux et limpide posé sur le monde et sur la mort. Cette dernière nous est montrée comme inéluctable, dans sa violence immobile et sa forte attraction. Ainsi, le personnage d’Isaac est attiré par la mort, par des choses qui se meurent, des temps archaïques qui se jouent encore dans le paysage que lui présente sa fenêtre continuellement ouverte. De la même façon, nous apercevrons un chat, immobile, fixer sans ciller un oiseau dans sa cage, petit corps qui sera retrouvé sans vie un peu plus tard.
Ainsi, L’étrange affaire Angélica nous donne à voir dans l’écoulement du temps la mort qui œuvre en secret. Par ce film d’une incroyable richesse, Manoel de OLIVEIRA invite le spectateur dans une enivrante et contemplative danse macabre brassant amour absolu, mort et cinéma dans des envolées poétiques, humanistes et réalistes à la fois.