Pour appréhender le Cheval de Turin, il faut être prêt. Je ne le fus pas lors de mon premier visionnage.
Artiste dont la radicalité esthétique et temporelle n'est plus à démontrer, Béla Tarr pousse le curseur jusqu'au point de non-retour avec ce film qu'il présente lui-même comme son ultime manifestation au sein du paysage cinématographique. Le film est épuré à l'extrême. Hormis la séquence d'introduction, la caméra ne quittera jamais l'enclave où résident un vieux cocher et sa fille. Cependant, il s'ancre parfaitement dans la continuité des obsessions de l'un des auteurs les plus fascinant de l'ère moderne. Héritier de Tarkovski sur la manière de capter les formes et de dilater le temps, le cinéaste hongrois en est pourtant le revers désenchanté sur tout ce qui concerne la condition humaine. Si Tarkovski réhabilite la foi face à une matérialité omniprésente au cœur de nos sociétés contemporaines, Tarr, en bon nihiliste athée, ne déniche l'espoir que dans le néant. Déjà dans le Tango de Satan, la chute du bloc communiste et les perspectives d'ouverture avec l'Europe occidentale n'auguraient que tromperies, immobilisme et manipulations à tous les niveaux. Ici, l'enclave filmée pendant près de 2 h 30 s'apparente à une impasse. C'est tout bonnement la fin du monde que nous propose Tarr et rien ne pourra y subsister.
Le Cheval de Turin peut être abordé sous le prisme de l'esthétique d'un temps oublié. Le point de départ fait référence à un évènement vécu par Friedrich Nietzsche dans le Piémont à la fin du 19e siècle. Plus qu'un hommage, la pensée du philosophe irrigue l'ensemble de l’œuvre du cinéaste, mais la différence notoire du film est qu'il porte le témoignage d'une manière de vivre révolue, éloignée de toute contemporanéité aussi bien urbaine que rurale. Le premier plan annonce tout de suite la couleur, la route est empruntée à cheval, la caméra est mobile, mais elle ne quittera jamais l'animal de son champ de mire. Le plan s'étire et apporte une dimension contemplative rare, suggérant une époque où le temps n'était pas encore compté, pas encore rationalisé. L'approche du 20e siècle renvoie aux ultimes instants charnières avant la diffusion généralisée des véhicules à moteur et des bouleversements sociétaux qui en résultent. À cette époque, nous avions encore le temps de nous ennuyer. Tarr calibre son film sur ce rythme, souhaitant apporter au spectateur une expérience sensitive unique. Ce parti pris constitue la grande force du film, mais peut-être aussi sa faiblesse en comparaison avec la richesse en terme d'interactions de ses chefs-d’œuvre que sont le Tango de Satan et les Harmonies Werckmeister. Toutefois, nous sommes très loin de la proposition démiurgique d'un artiste qui se regarde le nombril, une étiquette que certaines critiques mal avisées collent au cinéaste.
Au cours du film, Tarr opère une dilatation du temps, car les plans semblent épouser la durée réelle des moments vécus par les deux protagonistes. Pourtant, il n'en est rien. Par exemple, la cuisson des pommes de terre ne prendra que quelques minutes dans le film alors que nous ressentons l'attente de la préparation culinaire. En cela, le cinéma est magique dans le sens où le spectateur est dupé. Il s'agit du seul art pouvant moduler la dimension temporelle de la sorte. En dehors des tâches assignées, le binôme passe l'essentiel de son temps libre à contempler l'extérieur à travers l'unique fenêtre du foyer. Malgré la dureté de leurs existences quotidiennes, les hommes ont besoin d'évasion, indépendamment de leur condition sociale. De nos jours, cette fenêtre est la télévision. Avec un bon usage, cette dernière peut être une fenêtre sur le monde. Tarr est le maître des situations répétées sous un angle différent. Dans un premier temps, ce rêve d'évasion est suggéré par une caméra placée derrière le dos de la fille. Plus tard dans le film, Tarr répète cette posture, mais en filmant depuis l'extérieur. Ainsi, nous découvrons la mine totalement déconfite et le visage renfermé de la fille. À partir d'une même situation, l'expression artistique nous donne à voir deux interprétations différentes, sinon antagonistes. Cette transposition fait écho à une situation similaire dans le Tango de Satan, qui plus est avec la même actrice.
Dans l'enclave de Turin, la plus sommaire des tâches est une épreuve. Pour remplir deux sceaux d'eau au puits, il faut affronter un vent terrible. Chaque jour apporte son lot de contraintes nouvelles. Hommes et femmes ne communiquent pas ou presque pas. Les seuls mots échangés concernent le repas ou le coucher. Le cocher et la fille ont besoin de vivre ensemble, de s'assigner des tâches respectives, mais à aucun moment les individus ne parviennent à se comprendre. Tout est fonction de service, le foyer existe, mais ses habitants sont des automates répétant les mêmes gestes aux fil des journées. La dégustation journalière des pommes de terre offre une opposition de style. La douceur de la fille répond à la bestialité du cocher. De la même manière, la fille habille/déshabille chaque matin et soir son père avec toute la pudeur que cela implique. Rien ne semble altérer les anciennes convenances. Même dans l'intimité, puis la précarité, ces êtres ne parviennent pas sortir des rôles assignés par le poids des siècles. Sur ces aspects, le film se rapproche de l'Île nue de Kaneto Shindo sorti en 1960. Cependant, la tempête fait rage au dehors et annonce la fin de ce qui existait jusqu'alors.
Comme nous l'avons vu, l'un et l'autre passent leur temps à observer à travers la fenêtre. Quelles perspectives d'avenir peuvent survenir lorsque l'horizon n'est que poussière, feuilles mortes et désolation ?
La nature commence à ne plus produire les mêmes effets qu'au cours des longues décennies précédentes. Le vent rend toute sortie exténuante. Un voisin en visite prophétise même la destruction de la ville la plus proche. Le cocher et la fille vivent un confinement total, le monde environnant ne donne pas l'impression de pouvoir s'en remettre. Chez Tarr, aucune éclaircie n'apporte l'espoir avec elle. Durant les six journées qui décomposent la fiction, les habitants perdent un à un leurs moyens de subsistance. Il s'agit d'abord de l'assistance du cheval, puis de l'assèchement du puits, et enfin l'extinction de la lumière. Le binôme résiste constamment contre les éléments tandis que le cheval refuse de se nourrir et dépérit dès le premier jour du cataclysme. En cela, l'animal accepte mieux son sort que l'homme. Érigeant une figure du stoïcisme, Tarr rapproche son cheval de l'âne Balthazar de Bresson. Il faudra six journées et la permanence de l'obscurité pour que la fille cède à son tour à la volonté de se nourrir. C'est à ce moment qu'intervient le parallèle avec l'évènement vécu par Nietzsche relaté au début du film. Tarr nous insuffle progressivement le constat de la vanité de toute entreprise humaine, de la volonté de puissance. Chez le philosophe allemand, la volonté de puissance signifie "ne jamais pouvoir être identique à soi et être toujours porté au-delà de soi." Le but de chaque individu étant d’accroître sa puissance.
Or, le voisin clame que l'homme n'est capable que " de toucher, s'accaparer et souiller" tout ce qui est à sa portée. Avec le cataclysme, les hommes se jugent eux-mêmes et rien ne plaide en leur faveur. Cette tempête est celle de la raison, d'un nihilisme avec l'assistance de Dieu. Un constat désabusé pour qui a fait l'homme à son image. L'ironie selon Béla Tarr ? Au cours d'une séquence, les protagonistes prennent la fuite, mais l'ailleurs n'est déjà plus. Le plan séquence regagne ses lettres de noblesse avec cet aller-retour venteux et désabusé. En tractant la charrette, les hommes prennent la place des animaux. Face au néant, qui est vraiment au sommet de l'évolution ? Enfin, l'apparition d'une horde de tziganes renvoie à la figure biblique des cavaliers de l'apocalypse. Ces derniers annonçant la fin prochaine du monde. Leur passage n’amènera pas l'avènement du Christ, mais l'assèchement complet de la source de vie, le puits.
Il fallut six jours à Dieu pour créer le monde et d'après Tarr, six autres pour le détruire. Au matin du sixième jour, la lumière ne fut plus. La volonté céda. En parlant du vide, Béla Tarr l'a pourtant bien rempli.