Le visage de John Merrick, ce visage gardé secret ou entrevu pendant les quarante premières minutes du long métrage, relève de l’art brut, de cet art inné des marginaux de toutes sortes qui, au XIXe siècle, remplissent les cirques, divertissent les foules, fascinent les sciences. C’est un visage-galaxie relié à la constellation-mère, à ce fracas cauchemardesque de plans dans lesquels la beauté maternelle est abîmée, écrasée, déchirée par l’enfantement et l’abandon. Et derrière ce visage, une âme, elle aussi brute, une bonté d’âme tenue à l’écart des vicissitudes du monde. John Merrick est un être pur, la compassion incarnée : il connaît la Bible par cœur, reconstruit à l’aide d’une maquette la cathédrale qui se dresse devant sa fenêtre, mais qu’un mur divulgue en partie. Il faut dépasser ce mur, le franchir en l’escaladant, le briser par l’imagination. L’art saisit l’art, l’artiste saisit l’artiste, David Lynch saisit John Merrick. Mais entre eux, la société-spectacle. Celle qui montre du doigt le monstre tel un miroir déformé tendu à sa beauté convenue, celle qui rejette ses angoisses sur le corps d’autrui pour en faire un bouc-émissaire à sacrifier, celle qui se rend à l’opéra, haut lieu de culture, pour voir, sur la scène, des animaux joués par des acteurs. Le cinéaste distribue le circassien non seulement au cirque dont il est l’émanation et le fondement, mais également à la culture mondaine ainsi qu’à la science qui peine, derrière son professionnalisme, à effacer sa fascination pour Merrick. Dès lors, The Elephant Man met en scène la déchirure irrémédiable qui sépare les hommes à partir du moment où l’apparence physique fait écran, devient le support sur lequel sont projetées des fantasmes, des peurs et de la curiosité. C’est un film sur le corps de l’autre regardé, sur le regard comme instance de jugement qui s’avère incapable de dépasser ce stade, de surmonter le mur voire le démolir afin de rebâtir la cathédrale dans son ensemble. Les efforts de compassion trahissent le malaise, l’assistance médicale trahit le regard clinique. L’autre est là, sous nos yeux, mais nous sommes destinés à le manquer, encore et encore. Sauf par le cinéma. Le long métrage de David Lynch constitue la seule communication véritable entre l’humain marginalisé et le spectateur qui perd ainsi son statut de public assistant à un spectacle pour se voir transporté en lui-même, confronté à des réactions et à des sentiments confus, complexes. Le recours au genre mélodramatique sert donc de porte d’entrée vers le sublime. Le cinéma peut seul faire de John Merrick une œuvre d’art, dans la mesure où il nous offre la possibilité de partager l’intimité, de dépasser la surface pour entendre les pulsations d’un cœur qui bat à l’unisson d’un rêve, celui de retrouver sa mère, de se raccorder à la beauté originelle qui est la somme de toutes les beautés particulières. Le film et le personnage principal rêvent à la beauté, mais en l’abordant par le prisme du grotesque, ils n’accèdent qu’au sublime, genre esthétique placé au-delà de la vie humaine. The Elephant Man est un chef-d’œuvre de douleur et de poésie qui laisse transparaître la vision d’un artiste, David Lynch, en communication avec d’autres, de la sublime partition musicale signée John Morris à la photographie magnifique de Freddie Francis, en passant par des acteurs d’une justesse bouleversante.