Lorsque l'on pense « road-movie initiatique mettant en scène de jeunes adolescents », on pense forcément à "Stand by Me" (R. Reiner, 1986) ou, du côté des livres, à Mark Twain ("Les Aventures de Tom Sawyer", 1876 ; "Les Aventures d'Huckleberry Finn", 1884). Et il y a dans "Les Géants" quelque chose d'américain : les prénoms des personnages bien sûr, mais surtout une façon de filmer les grands espaces, un rapport à la nature différent de ce que l'on trouve d'ordinaire dans le cinéma français ou belge. (Les paysages du film de Lanners, rivière, forêt et collines, sont presque des personnages à part entière, davantage qu'un simple décor.) Lorsque l'on pense « initiatique » tout court, on pense au genre du conte de fées, et "Les Géants" en est un : trois petits cochons – désignés comme tels au cours du film – passent d'une maison de pierre à une maison de bois, puis à plus rien, en échappant à un genre de loup et à un genre d'ogre, avec l'aide d'une bonne fée. Et comme dans un conte, on ignore où et quand se passe l'histoire : un été dans la campagne, voilà qui est flou. "Les Géants" pourrait se passer à n'importe quelle époque, parce qu'un conte est universel – seule ombre au tableau de ce point de vue-là, l'utilisation d'un téléphone portable, qui présente le triple défaut de rompre le côté « atemporel et hors du monde », d'amener une invraisemblance (ce téléphone semble avoir une batterie illimitée), et d'introduire dans le film une symbolique assez pataude.
Mais alors qu'un conte a une fin, "Les Géants" ne conclut pas : les personnages fuient un lieu de départ plus qu'ils ne cherchent à atteindre un lieu précis. (À la fin de "Stand by Me", la vie reprenait, certes, mais le film constituait un épisode clos sur lui-même.) En fait, les personnages reviennent même régulièrement sur leurs pas. Ce qui est loin d'être illogique ; le principe de l'adolescence, c'est peut-être justement de tourner en rond sans savoir où l'on va, en découvrant au passage l'amour et la mort, comme les trois héros un peu avant la fin du film. De fait, on peut reprocher au scénario des "Géants" d'être décousu, ou pas assez étoffé, mais la vie ne l'est-elle pas lorsque l'on a treize ou quinze ans ? (Ne l'est-elle pas en général ?) Les paroles des personnages, elles aussi, c'est-à-dire aussi bien les dialogues que les intonations, ressemblent à la vie : elles sont si bien marquées du poinçon de l'authenticité, que je me suis demandé s'il ne s'agissait pas, par moments, d'improvisations des jeunes acteurs – par ailleurs tout à fait satisfaisants. Comme dans "Eldorado" (2008), Lanners montre qu'il a le sens du dialogue.
Il a surtout, et c'est peut-être encore plus rare, le sens du silence. Le chapelet d'injures débitées par les trois garçons autour du feu de camp (dans une scène par ailleurs jubilatoire : entendre déverser des tombereaux d'injures m'a toujours fait rire) disent toute la même chose ; les silences disent le reste, et le reste est sans doute le plus important. – Dans "Les Géants", comme dans la vie, les choses qui comptent le plus sont dévoilées dans les moments les plus silencieux. (Le personnage de Rosa, presque muet, est à cet égard significatif.) Les fréquentes pauses qui donnent au film toute sa lenteur – malgré sa courte durée – ont précisément pour fonction de laisser la place aux réflexions et aux questions du spectateur, au premier rang desquelles « À quoi pensent-ils, à ce moment précis ? ». (De ce point de vue, d'ailleurs, il est dommage que la musique envahisse parfois un peu trop certaines scènes ; cela dit, je ne suis pas grand amateur de pop-folk geignarde en général.) Bouli Lanners n'oriente personne ; il embellit ce qu'il montre, certes, mais ne glorifie pas ses personnages : le fait que les trois héros soient quasi-abandonnés par leurs parents me paraît être un « truc » scénaristique bien plus qu'on constat sociologique. Le réalisateur de "Stand by Me", toujours, prenait les spectateurs par les sentiments et montrait moins des personnages que des caractères (l'intello, le froussard, etc.), que tout spectateur masculin ou presque a été, ou rêve d'avoir été. Au contraire, dans "Les Géants", Bouli Lanners n'idéalise rien, il fouille et approfondit ses personnages et leurs relations ; les situations n'y sont pas toutes simples – qu'on pense aux scènes dans lesquelles les trois personnages principaux trouvent asile chez Rosa. Si l'ambition du film était de saisir le moment indéfinissable, qui se trouve au-delà des mots, au cours duquel on devient un géant, cela paraît gagné.