Coincidence intéressante que la sortie simultanée de deux films américains réalisés par des Français, celui de Michel Gondry et le "Wrong" de Quentin Dupieux, alors que dans le même temps les films français qui viennent de sortir empestent la naphtaline, comme " Camille redouble", " Superstar" ou " Du vent dans mes mollets". A croire que pour exprimer de la créativité, de l'originalité et un véritable style, il faut traverser l'Atlantique... Paradoxalement, l'originalité de Michel Gondry par rapport à ses films précédents réside dans le classicisme de ce bus movie, qui joue à fond le principe de l'unité de lieu (un bus), de l'unité de temps (le parcours de ce bus) et de l'unité d'action (le délitement d'un groupe).
Challenge difficile que de filmer une quarantaine d'ados et quelques pauvres passagers pris en otage de leurs délires dans l'espace confiné d'un bus en mouvement, en réussissant comme le fait si bien Gondry à faire apparaître les effets de groupe tout en faisant exister chacun des personnages. Jamais depuis " Entre les murs" je n'avais vu un groupe dans un espace clos filmé avec autant de rythme et de vérité. Comme Laurent Cantet, Gondry a choisi de serrer le cadre sur chaque ado, jouant parfois de la profondeur pour saisir les échanges, mais aussi des regards, du hors champ et surtout d'un montage extrêmement dynamique. Car si le résultat donne l'impression d'une grande fluidité malgré l'enchainement des vannes, des déplacements, des changements de pôles, on a affaire à un scénario extrêmement écrit.
Michel Gondry portait ce projet depuis longtemps, peut-être depuis les bizutages qu'il a subis en 6° et en 5°. Il a commencé à travailler il y a trois ans avec une quarantaine d'ados d'un lycée du Bronx, construisant les personnages à partir du vécu des lycéens et des séances d'improvisation, ces derniers gardant à l'écran leurs prénoms. Ce travail préparatoire porte ses fruits tant vis-à-vis de la véracité des situations que de la qualité du jeu des jeunes acteurs aux tronches qui tranchent avec celles des acteurs des films Disney, et qui réussissent à donner la plupart du temps une impression de naturel, voire même d'improvisation ou de scènes saisies sur le vif.
Le film est découpée en trois parties : Les Tyrans, Le Chaos, Le Je. Les deux premières correspondent au "We" du titre et nous montrent comment en groupe les ados peuvent se figer dans des rôles : bourreau, victime, tête de Turc, bouc émissaire, suiviste, bonne copine, reine du bal... Dans cet espace clos, s'enchaînent charriages, joutes verbales, coups de pression : tout est rapport de force, et vae victis ! La plupart se taisent pour éviter d'être les prochaines victimes, d'autres hurlent avec les loups, et seuls un groupe suffisamment fort, celui des quatre Chen, réussit à se faire respecter. Et puis, comme dans "Les Dix petits nègres" d'Agatha Christie, les protagonistes descendent les uns après les autres, dont les tyrans, laissant certains qui s'étaient extraits de ce chaos prendre une place déterminante, et les petites histoires apparemment futiles prennent une autre résonnance à la fin du récit : c'est enfin la phase du "I".
Michel Gondry a su intégrer dans le récit le smartphone, prolongement de l'ado : messages envoyés à l'intérieur du bus, reçus de l'extérieur, vidéo reroutée de portable en portable, avec celle qui voit ce manège mais qui ne reçoit rien, personne ne pensant à lui renvoyer, comme quoi l'exclusion ne dépend pas de l'équipement numérique. On retrouve aussi Gondry dans sa façon d'insérer des scènes suédés ou tournées comme sur YouTube comme illustration des récits des lycéens, créant ainsi suffisamment de doute quant à la réalité d'un récit filmé image par image avec du papier vitrail. Ce n'est pas là la moindre de ses qualités que d'avoir réussi à "faire du Gondry" tout en renouvelant complètement sa façon de nous raconter une histoire et en nous impliquant d'un bout à l'autre dans ce qui est certainement son film le plus abouti.
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