Ce qui est formidable avec Cannes, c'est que cela présente un extraordinaire raccourci de la diversité du cinéma. Ainsi, pouvoir voir en une semaine "Midnight in Paris", "The Tree of Life" et "Le Gamin au vélo" suffit à effacer des mois de jachère cinématographique et à réveiller un critique endormi. En effet, quoi de plus différent que la virtuosité plastique, sensorielle et chorégraphique de Terrence Malick, et la simplicité narrative des frères Dardenne ? Et pourtant, dans un cas comme dans l'autre, l'émotion peut surgir à partir d'un rien, et le spectateur se sent grandi de ce qu'il voit.
On retrouve dans ce "Gamin au vélo" de nombreux ingrédients présents dans les oeuvres précédentes des deux frères : le lien douloureux et inassumé de la filiation, un héros en perpétuel mouvement lancé dans une quête obstinée, le conflit entre une jeunesse perdue et une société où règne l'exploitation, le tout dans ce style naturaliste qui est la marque de fabrique des deux plus célèbres réalisateurs belges. Pourtant, ce film présente aussi des différences avec ses pédécesseurs, particuiièrement dans la tonalité. Déjà, du fait de la présence à l'écran dans toutes les scènes du jeune Thomas Dovet, le film a été presque entièrement tourné de jour, qui plus est l'été, ce qui donne une luminosité inhabituelle.
Mais ce changement de tonalité n'est pas que pictural : il s'applique aussi au récit. Même si la cité où vivait Cyril n'est pas le pays des Bisounours, il y a moins de noirceur que dans les films précédents, et notamment de franches crapules, à l'exception peut-être du petit caïd avec ses coups pitoyables. Les éducateurs font leur boulot, dépassés par l'obstination du gamin, de nombreux personnages repoussent ses demandes entêtantes, comme le gardien, le garagiste ou le garçon de café (joué par Olivier Gourmet), mais tous manifestent finalement plutôt un peu d'impatience agacée. Le père (Jérémy Renier) semble surtout manquer de la volonté qui fait la force de son fils, et à l'image de tant de personnages des frères Dardenne, il est surtout dépassé par une vie qui va trop vite pour lui.
Et puis il y a le personnage solaire de Samantha, percutée par Cyril qui s'agrippe à elle dans la salle d'attente du cabinet médical où il s'est réfugié, poursuivi par ses éducateurs. On ne sait finalement pas pourquoi elle s'attache à ce gamin pourtant si ingrat, et ce mystère illustre la force du cinéma des Dardenne : pas de longues explications psychologiques pour justifier les personnages, qu'ils soient négatif (le père) ou positif (Samantha), la force des scènes issue de leur simplicité suffit.
Il est assez inhabituel pour les deux frères de faire appel à une star, revenant juste d'Hollywood après avoir tourné avec Eastwood. Mais la plus célèbre actrice belge, qui a dû réapprendre son accent, s'est fondue avec facilité dans la Méthode Dardenne. Elle attendait cette proposition depuis longtemps : "J'adore leur façon de filmer la réalité, la société. Et puis les frères, c'est la Belgique ! Je trouvent qu'ils filment avec une infinie subtilité notre pays." Face à elle, Thomas Doret évoque le Jean-Pierre Léaud des "400 Coups" , par son air entêté et sa diction péremptoire.
Pour la première fois, les Dardenne introduisent de la musique dans leur film, pour marquer l'ouverture de chaque nouveau chapitre. Cette scansion musicale renforce l'aspect de conte de cette histoire, où le caïd jouerait le rôle d'un ogre rabougri et Samantha celui de la fée. Peut-être moins puissant que "Rosetta" ou "Le Fils", "Le Gamin au vélo" se voit néanmoins avec bonheur, à la fois pour le plaisir renouvelé d'un cinéma intelligent et honnête, et pour la découverte d'un optimisme rare chez ses réalisateurs.
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