"Dans toute cette folie, il y a une beauté inouïe", nous explique un des protagonistes de ce film intense, qui réussit ce prodige de rendre fluide, sensuel et émouvant un film sur un sujet a priori si austère : les échecs. Et quelle maestria pour injecter du rythme et de la dramaturgie dans des scènes qui, mal traitées, auraient été figées et sans envergure réelle, et donc ennuyeuses. Bravo au réalisateur et aux scénaristes qui ont érigé une savante architecture narrative pour éclairer les arcanes d'une trajectoire erratique, celle qu'emprunta Bobby Fischer dans le carcan de l'académie, incompatibles avec les limbes de sa psyché agitée. Sureffience cognitive, hyperesthésie handicapante, complexe de supériorité et propension à l'auto-sabotage - sous le coup d'une peur de l'échec ou du succès ? -, génie créatif au jeu inspiré et voluptueux : Fischer combinait tant de caractéristiques qui en faisant un être d'exception, inadapté à ce monde normatif, qu'il rejeta aussitôt après avoir superfétatoirement prouvé qu'il était le meilleur joueur du monde, ce qu'il a toujours su, depuis sa prime enfance. Ce qu'il n'a jamais su, par contre, c'est que son intelligence phénoménale l'intoxiquait comme pourrait le faire un système dysfonctionnel à l'encore d'un organisme assiégé, qu'il affaiblirait plutôt que de la défendre. Et la défense, l'anticipation d'une inexorable attaque, c'est précisément tout l'art des échecs. Dans ces conditions, quelques-uns des plus grands maîtres de ce noble jeu basculèrent à l'instar de Bobby dans un monde paranoïaque, un paradigme ulcéré par le spectre de l'espionnage et celui de la délirante machine complotiste. Ce genre de poison est éminemment contagieux, qui contamina jusqu'à ses adversaire.
(cf. ici l'honorable Boris Spassky qui finira par être gagné lui aussi par la panique sécuritaire.)
Le contexte de la Guerre Froide, toile de fond à cette bataille rangée sur l'échiquier prétexte à l'affrontement des deux géants mondiaux de l'époque, l'affrontement des prétendants au trône de nation suprême : la Russie et la USA, qui s'affrontaient déjà par ailleurs sur le plan de la conquête de l'espace... "Plus de 300 milliards de combinaisons possibles sur une partie à 40 pièces : cela fait plus de possibilités de parties que de galaxies dans l'Univers..." nous explique encore cet ancien champion reconverti en prête, qui accompagne Fischer dans sa propre conquête ; celle du titre mondial, sur lequel régnait alors sans partage l'empire communiste depuis trop longtemps au goût de l'état major américain et de quelques patriotes qui mirent tout en oeuvre pour contrarier cette intolérable suprématie. Et la prima donna Bobby Fischer serait donc l'Elu, "un génie comme on n'en croise qu'un tous les 500 ans", capable de contrer à lui seul l'hégémonie russe, de la briser, même. "Qu'est-ce que vous préférez lors d'une partie ?" demanda un animateur TV à notre jeune prodige si conscient de sa valeur : "Quand l'ego de mon adversaire se brise." répondit celui-ci avec un sourire machiavélique. Bobby Fischer était-il cruel ? Ou bien plus certainement fou - schizophrène, à entendre ces murmures et ces bruits suspects, qui l'oppressaient en permanence, dupes qu'il était de ses hallucinations auditives. Mais tous ces handicaps pour se frayer un chemin jusqu'au titre qu'il disait mériter - comme Houellebecq son Goncourt -, tous ses caprices de diva et autres tentatives irritantes de nuire au protocole de la compétition n'y feront rien : un destin devait s'accomplir, et c'était celui d'une comète. La diagonale du fou n'aura jamais été si propre à figurer le parcours de ce champion oblique. "Un pion sacrifié", comme nous le suggère le titre original - "Pawn sacrifice" - et le scénariste, qui a envisagé ce biopic comme la manipulation d'un jeune homme miraculeux mais bien trop fragile psychologiquement pour résister à ce choc des blocs soviétique et américain qu'il était censé arbitrer là. La mégalomanie galopante de ce mythe tourmenté fera le reste pour saborder sa trajectoire en plein gloire.