«Le Lieu du crime » est un très grand film âpre et violent, rapide et lyrique, qui nous laisse des traces profondes. Sans doute le chef d’œuvre de Téchiné. « La beauté, écrivait Breton, sera convulsive ou ne sera pas ». Malgré le cadre chatoyant d’un midi ensoleillé et d’une campagne majestueuse, tout ici est convulsif : les situations, les postures, le climat. « Le Lieu du crime » atteint ainsi un surréalisme exempt de son bric-à-brac symbolique pour n’en garder que ce qui en fit la grandeur : la violence de la rencontre, le hasard objectif, la frontière vacillante entre rêve et réalité, entre raison et folie – le vœu de Thomas de faire sauter son école n’est pas sans rappeler le modèle de l’acte surréaliste. Téchiné atteint ici un remarquable équilibre entre un cinéma de la cruauté et un cinéma de la légèreté ; Cette légèreté qui passe par des dialogues enlevés mais d’une rare justesse, par un montage qui réussit à concilier heurt et fluidité et par une formidable énergie dans le filmage. Le cinéaste nous entraine ainsi dans un mouvement ébouriffant, dans une circulation permanente des personnages et de leurs affects, car c’est bien là l’enjeu de Téchiné : ne pas filmer des personnages mais ce qui se passe entre eux – projection fantasmatique, désir ou ressentiment. Au cœur du film, se croisent ainsi l’imaginaire de Thomas et celui de Lili, leur attente obscure que quelque chose advienne. Martin est leur fantôme à tout les deux, viatique vers une libération de leur imaginaire, il va agir en révélateur et en destructeur («se sauver et se perdre c’est la même chose » dira Lili). Tour à tour placé sous le signe de la terre et du soleil, puis de la nuit et de l’eau (les larmes, la pluie, le lac), l’itinéraire de Lili fait conjuguer une extrême tension et un étrange climat de sérénité. Rarement un metteur en scène et une actrice auront déployés autant de générosité à faire bouger à ce point un personnage d’une bout à l’autre du film. Le film tout entier fonctionne ainsi sur les croisements et les trajectoires et son principe secret est le relais et la substitution. A l’image de cette campagne qui devient paysage intérieur et de ces éléments qui finissent par exprimer les élans des protagonistes (le bouleversant final sous la pluie où se révèle la porosité des imaginaires, la circulation des pulsions). Et le récit de prendre une dimension mythique, travaillé par la rigueur d’une grande tragédie classique et la nature insaisissable, surréaliste, d’une échappée dans l’imaginaire pulsionnel. Et Téchiné de réussir son pari fou : donner à un drame intimiste une ampleur qui atteint le cosmique.