Le nom de Roland Emmerich derrière la caméra est souvent sujet à une immense crainte de blockbuster débilisant. Expert en la matière avec "Godzilla" ou "10 000", on a pourtant oublié qu'il était aussi, parfois, un bon faiseur. Les phénomènes naturels glaçant dans un rythme trépidant les facades d'immeubles new-yorkais dans "Le jour d'après" ou la simple gestion d'effets spéciaux dans "2012" donnent à voir - malgré les nombreuses réserves que l'on peut avoir face à la démarche messianique de ses spectacles - un véritable talent de programmateur d'effets à gros budget. Certes jamais Emmerich n'a pu être considéré comme un cinéaste digne d'un interêt supérieur à ce déferlement budgétaire, et voilà qu'"Anonymous", étrange évocation d'une escroquerie historique et littéraire, pourrait bien faire remonter sa popularité. Face à un genre nouveau (le film à costumes où le tout-numérique est remplacé par une dramaturgie conséquente et un dialogue dense), Roland Emmerich signe de loin son meilleur film. Si la première demi-heure semble condenser le pire du cinéma spectaculaire britannique (jeu emphasé, dialogues plats, rythme outrancier, hystérie de l'élocution, dimensions sexuelles caricaturales, maquillage pesant, chausse-trappes scénaristiques sans substance), c'est pour mieux évacuer tous les dangers de l'entreprise dans les deux heures qui suivent. Montage d'équilibriste traduisant à diverses époques les enjeux sociaux, sentimentaux et artistiques des personnages, "Anonymous" parvient à donner une dimension inattendue à cette possible histoire d'une entourloupe à laquelle on finit par croire. La force du point de vue (les scénaristes y affirment leur vision historique au risque de passer pour des révisionnistes) et, finalement, la subtilité qui se dégage des comédiens donnent une largeur épique au récit de ce Shakespeare de l'ombre. Emmerich n'y abandonne pas sa gestion des effets numériques, dantesque mais contenue en seulement quelques plans larges, mais cette fois il ne trahit pas pour autant les promesses du scénario et se contente d'imager avec une efficacité hors-normes la tragédie littéraire, digne justement d'une pièce de Shakespeare où foisonnent les trahisons et les cupidités, offrant une immense perspective à la cruauté humaine dans les domaines nobles de l'Angleterre élisabéthaine. La richesse du scénario ne dément pas le possible bien-fondé d'une telle hypothèse et la force du montage est bien d'en retraduire les subtilités sous le biais d'un éclairage évolutif qui soutient d'un bout à l'autre le suspens de cette mascarade politique en construction. Quelle ironie - bien anglaise - de voir en Shakespeare un bouffon illettré et opportuniste afin de remettre les - véritables? - honneurs du génie à Edward De Vere, Comte d'Oxford! N'y voyons pourtant pas une pratique abusive de l'encouragement du Pouvoir, car le film ne met jamais en perspective une quelconque modernité ou des faits sociaux venant y faire écho. "Anonymous" n'est qu'une imaginative reproduction du temps auquel fait seulement écho le plan d'ouverture et de clôture, deux présentations que ne renierait pas Peter Greenaway pour la chorégraphie scénique et l'enchâssement du réel et de la fiction, du passé et du présent en un même mouvement de cinéma. Quant au générique final, il remet en place cette fameuse question de la mise en abyme propre aux tragédies Shakespeariennes en inventant un public fictif qui se découpe dans l'ombre du vrai public dans la salle de cinéma, enfin participatif, physiquement, à l'énergie d'une mise en scène.