Est-ce par lassitude de l'Amérique et de ses excès que Roland Emmerich s'est tourné pour son dernier film, Anonymous, vers l'austère Angleterre shakespearienne ? La question mérite d'être posée. D'autant plus qu'il ne s'agit pas du seul effet de surprise ménagé par notre spécialiste allemand du blockbuster.
Surprenant, Anonymous l'est à plus d'un titre. Là où les films précédents d'Emmerich pêchaient par un simplisme narratif, Anonymous se dote d'un scénario impeccablement écrit mettant en doute la paternité des œuvres de Shakespeare en proposant une hypothèse captivante : et si le nom de Shakespeare avait servi de leurre au véritable auteur des pièces et poèmes que nous connaissont tous, un auteur qui cherchait tragiquement à cacher son talent car issu d'un milieu aristocratique hostile à la création artistique. S'il est évident que la volonté d'Emmerich n'est pas de réécrire l'histoire (il place d'emblée l'hypothèse de son film dans une dimension totalement fictive), l'idée de se servir des événements du règne d'Elisabeth Ière comme toile de fond à une machination artistique apparaît comme remarquablement traitée. Le scénario se déploie dans les méandres d'une temporalité aussi fracturée que l'identité de l'auteur d'Hamlet. La multiplicité des époques, comme celle des personnages, donne à Anonymous une belle densité dramatique, tout en suspense et tragédie, magnifiée par des dialogues brillamment écrits et interprétés par une troupe d'acteurs britanniques inspirés : Rhys Ifans superbement torturé, Vanessa Redgrave saisissante et bouleversante dans la peau d'une Elisabeth vieillissante, rongée par le regret et ses frustrations de souveraine, David Thewlis totalement habité par son personnage de William Cecil... La splendeur discrète mais néanmoins perpétuelle de la photographie, d'une sombreur aussi irréelle que mélancolique, tout comme le caractère hypnotique de la bande originale, vient conférer à l'intrigue une atmosphère crépusculaire entêtante.
Là où Anonymous s'avère être une surprise réjouissante, c'est dans sa sobriété formelle. Emmerich, qui a visiblement plus d'un tour dans son sac, laisse derrière lui les oripeaux de la surenchère hollywoodienne et signe une fresque d'une noirceur désespérée (essentiellement grâce au jeu des acteurs), où l'intime l'emporte sur un spectaculaire pour une fois mesuré, enfin maîtrisé (amorce de bataille virant au tragique, incendie d'un théâtre...). Film de la maturité, Anonymous l'est certainement, d'autant plus que son réalisateur dote sa mise en scène d'un supplément de fond appréciable, n'hésitant pas à exploiter, discrètement mais efficacement, la relation entre l'art et la politique, en revenant notamment sur le sujet délicat de la censure, toujours actuel. Certes, il ne s'agit pas de cinéma engagé, car Emmerich reste tout de même attaché à son goût pour le pur divertissement. Un goût qu'il se paie le luxe de justifier en communiant avec ses spectateurs, au détour de scènes de représentations théâtrales saisissantes d'intensité, fonctionnant sur le principe de la mise en abyme. Et si l'hypothèse que propose le scénario peut a priori apparaître comme provocatrice, voire prétentieuse, on s'aperçoit très vite qu'Emmerich n'est ni un provocateur, ni un prétentieux, car il rend un hommage réel, non pas à Shakespeare lui-même, mais à la puissance des œuvres que l'on dit écrites par Shakespeare. Finalement peu importe l'homme derrière la plume (car on ne connaîtra probablement jamais la vérité sur la paternité des textes shakespeariens), c'est ce que la plume a laissé gravé sur les pages qui compte et dont on se souvient. L'habileté dont fait preuve ici le cinéaste allemand, ainsi que l'attachement irrésistible aux personnages et à leur destin, font d'Anonymous un film à la fois fort, intense et visuellement éblouissant, qui donne littéralement envie de se replonger dans l'œuvre de Shakespeare. Il ne s'agit certes pas d'un chef-d'œuvre, mais d'un très bon film, certainement le meilleur d'Emmerich à ce jour, et assurément l'une des plus grandes surprises de ce début d'année.