On ne peut pas s’intéresser tant soit peu à l’art, à la mode et aux destins tragiques sans aller voir ce superbe et émouvant documentaire, récit très subjectif, puisque mené par un des protagonistes (Pierre Bergé), d’un amour réellement fou entre ce dernier et le couturier Yves Saint Laurent. Fou, en effet, d’abord parce qu’il y a une moitié de siècle, il était audacieux d’afficher son homosexualité et que deux hommes, même dans le milieu de la haute couture, s’installassent ensemble. Fou aussi parce que cette union scelle en quelque sort le mariage de la carpe et du lapin, tant les deux hommes sont différents, mais surtout complémentaires, le domaine de compétences de chacun dûment respecté. Fou enfin par l’accumulation d’objets d’art : tableaux, sculptures, meubles qui peuplent les résidences du couple, dont Pierre Bergé, à la mort de son compagnon, décide de se séparer, magnifique preuve d’amour.
A travers le témoignage toujours lucide et factuel de l’homme d’affaires volontiers retors et colérique qu’est Bergé, se dessine le portrait d’une autre personne, à l’élégance naturelle, à la timidité maladive, à la dépression nerveuse permanente et destructrice, à la créativité incessante et géniale doublée d’une véritable modestie : l’extraordinaire Yves Saint Laurent, qui tour à tour nous séduit, nous fascine avant de nous plonger dans une infinie tristesse : le moment des adieux en compagnie de Catherine Deneuve a quelque chose d’absolument tragique, démultiplié par le regard las du couturier.
Par le choix des lieux, les ambiances claires-obscures qui l’habillent, le film, élégant et sobre à l’image de ses héros, est absolument proustien et crépusculaire. Assister au déménagement des œuvres d’art et écouter les confessions de Pierre Bergé qui dit n’éprouver aucune nostalgie vous remuent singulièrement le cœur. La compagnie pendant une heure et demie de ces êtres d’exception, fins et cultivés, visionnaires et féroces vous régénère et apporte une véritable émotion, insufflée aussi par la succession de photographies, souvent en noir et blanc, qui ponctuent les entretiens avec Bergé.
Ajoutons que ce film est un excellent pendant au remarquable livre de Alicia Drake : Beautiful People qui retrace plus largement les parcours de Bergé et Saint Laurent, mais aussi Karl Lagerfeld.