C’est un monde terrifiant de lutte et de sauvegarde continuelle que Debra Granik dépeint dans lequel il n’est pas envisageable de demander quoi que ce soit, encore moins de quémander la moindre aumône. Ree doit faire face seule, armée de sa volonté intrépide et encore naïve à préserver les siens et leurs misérables acquis, plongée malgré elle au cœur d’une histoire dont les ramifications la dépassent autant qu’elles déterminent son avenir.
D’abord de portée sociologique dans la description minutieuse d’un milieu oublié du cinéma en général, le film s’oriente peu à peu vers un conte à la limite du fantastique, peuplé de silhouettes patibulaires et effrayantes. Si ‘bone’ signifie ‘os’, on serait en effet tentés de penser que la cinéaste creuse jusqu’à l’os les tourments de ses personnages, détruits tant par l’absorption de drogues que par l’insalubrité de leurs conditions de vie, se transformant en monstres que la folie vengeresse et meurtrière paraît frôler sans cesse. Ce qui conduit à des scènes hallucinatoires comme celles du marché aux bestiaux et de la grange, dans lesquelles s’expriment la démence et la brutalité d’un monde sans foi ni loi, ou plutôt possédant ses propres règlements, où aucune indulgence n’est acceptable, si ce n’est dans l’objectif d’éviter des ennuis et de préserver un espace de liberté chèrement défendu ou monnayé.
La mise en scène inspirée est à l’aune du sujet, en sachant tirer le meilleur parti des décors naturels, à la fois hostiles et protecteurs. Elle crée aussi des atmosphères crépusculaires, distillant une angoisse ténue, uniquement réchauffées par les lumières d’un vieux pub. Cette manière de vivre en marge pour ces parias d’une société refusant de les voir, terrés et clandestins, parce qu’elle est à la fois le fruit de la honte et de l’incapacité matérielle à pouvoir agir autrement, elle ne nous est malheureusement pas inconnue, même si on l’a très peu mise en avant au cinéma. Que Ree ressemble en effet à la Rosetta des Dardenne, c’est indéniable ; cependant le cinéma des frères belges n’a pas grand rapport avec celui de Debra Granik. En ce sens, le respect de la linéarité, sans recherche d’ellipse ou d’épure, et la psychologie des personnages impriment à son travail un aspect plus classique ou balisé. Mais la force même de ce qui nous est montré, mélange de réalisme et de fantastique magique qui contribue à le diffracter, suffit largement à nous emporter dans le désespoir et la noirceur des déshérités de la terre. Un voyage éprouvant mais nécessaire.