The Master est un objet étrange. Cinq ans après l'excellent There Will Be Blood, on retrouve un Paul Thomas Anderson toujours plus ambitieux dans sa volonté de compléter ce grand tableau des États-Unis que constitue son oeuvre. Il développe ici un thème qu'il avait esquissé dans son précédent film et dans Magnolia, celui des croyances, des faux prophètes (Paul Dano dans There Will Be Blood), des vrais gourous (Tom Cruise dans Magnolia). On peut voir dans The Master une évocation des débuts de la scientologie et dans le personnage de Lancaster Dodd un ersatz de Ron Hubbard, même si le réalisateur s'en défend. Quoi qu'il en soit, Paul Thomas Anderson parvient à sonder, au début du film, le terreau fertile à l'éclosion de mouvements plus ou moins irrationnels, portés par des leaders charismatiques. Une Amérique d'après-guerre, blessée, déboussolée, ouverte à tous les vents. Une Amérique où se croisent paumés (de toutes classes sociales) et profiteurs. Les deux personnages principaux du film en sont des incarnations symboliques. Joaquin Phoenix et Philip Seymour Hoffman leur donnent corps et livrent des compositions hors du commun. Le premier, tout en maigreur et torsion, impressionne par sa gestuelle névrotique, son regard ravagé, sa diction "pâteuse", parfois à la limite de l'excès ; le second, formidable d'assurance et de prestance, est "hénaurme". La relation entre le disciple et le gourou, entre le serviteur et le maître, est complexe, trouble. Il y a là une matière intense, mais dans laquelle on peine cependant à s'absorber complètement, un peu perdu dans une évolution dramatique plutôt erratique. Le film avance en dégageant une impression assez contradictoire : mélange d'hypermaîtrise en termes de photo et de mise en scène (avec en prime un tournage en 70 mm, plus par coquetterie que par nécessité, semble-t-il, au vu de la dimension peu spectaculaire du film) et de flottement "ontologique". Le questionnement sur l'essence et la profondeur mystérieuses du film ne se défait jamais d'un doute sur la direction que prend le réalisateur-scénariste. Critique des dérives idéologiques et religieuses ? Fascination pour les personnages charismatiques ? Analyse sous-jacente d'un rapport de forces et d'amour qui ne dit pas son nom ? Il y a un peu de tout cela, probablement. Mais le sens du propos semble se dissoudre dans un nuage de symboles et d'implicite, vaguement autocomplaisant, au point de faire douter de sa réelle consistance...