Animal. Comme un chien aux abois, il lève sa tête à demi-caché. Il a les yeux bleus-vert d'un lynx qui cherche sa proie. Son visage, sous un casque de guerre, est divisé en deux. On ne voit que le haut. Sa bouche disparaît sous une ligne floutée. Une plage. Les vagues qui viennent. Des hommes qui dessinent, au moyen du sable, une femme à la poitrine rêvée. Il se jette dessus. Animal. Animal adolescent qui (re)découvre le sexe, qui mime des vas-et-viens sur cette femme de sable, pour faire marrer ses copains, vite dérangés par la sincérité finale de son action. Le cinéaste le filme d'abord en plans fixes, dans le silence de la mer, aligne ces plans, les colle bout à bout et les fait défiler, concisément. Le dos maigre et fatigué, se masturbant face à l'eau. Comme un gros poisson échoué qui semble se débattre, animal. C'est une pause au sein de la guerre, que filme Anderson là, une pause ou peuvent rejaillir toutes les pulsions animales des êtres, pas complétement extériorisées lors des invisibles instants de combat qu'il ne filmera jamais. The Master n'est pas un film de guerre, ce n'est pas un scoop, mais un film sur ses conséquences, l'Amérique souffrante qu'elle engrangera, qu'il filme sans jamais en citer explicitement les causes. L'homme animal, l'Amérique (beau parallèle), c'est Freddie Quell. Allongé dans les filets d'un bateau, une partie de ses lèvres retroussées : visage divisé, verticalement, une partie qui tient encore, une autre qui se perd. Car tout dans ce film, semble scindé, scié, éparpillé, en mille morceaux. Comme les bribes d'un passé lointain où l'on se rêvait plus grand que l'on est aujourd'hui. Dans chaque plan peut se remarque un axe, horizontal ou vertical, qui semble marquer un trait, une frontière, entre les personnages et leurs idées. Des personnages qui vont pourtant, un jour, se trouver, attirance mutuelle, dans leur constant désespoir. Comme ce gourou charismatique, Lancaster Dodd, maître de tout le monde semblant dépendre de personne, dont l'on apprendra bien vite la soumission à sa propre femme, qui dans une scène troublante, lui demandera en le masturbant "de jouir pour elle" pour lui faire comprendre ce qu'elle veut. Soumission animale qui nous est longtemps resté masqué, d'un manipulateur devenu pantin. Ce même homme, essayiste de renom, rêvant dans ses paroles d'un homme débarrassé de son animosité. C'est alors que, sans manichéisme, Anderson pose la question : est-il un arnaqueur hypocrite gagnant sa vie sur le dos des naïfs gens (disons-le, l'hypothèse que nous préférons, nous spectateurs) ou un homme tentant de combattre ses propres démons, un maître pris dans son piège, accrochés à des fils qu'il ne peut diriger ? Le cinéaste se montre beaucoup plus intéressé par la deuxième hypothèse (sans donner tort à la première, au contraire), le soulignant en faisant entendre le cri de celui qui aura jouit pour sa femme, un cri résigné et désolé, d'un désespoir grotesque et déchirant. L'un des grands sujet de The Master est donc la domination permanente des êtres, le fait de dépendre forcément d'un maître dans sa vie, de sa vie. La profonde douleur des hommes semble être dans ce film une cause essentiel de cette domination recherchée (Quell ira même jusqu'à demander à Dodd de lui laver à nouveau le cerveau !), le fait de vouloir retrouver ce qui est perdu et ne reviendra jamais, tout en reconnaissant la fumisterie de la méthode utilisée. Le long-métrage improvise alors, dans des flashbacks troubles et étranges, une histoire d'amour malheureuse et très belle que le temps a brisé. Elle donne alors au film une profondeur insensée, et lui accorde définitivement son véritable propos : The Master est, ni plus ni moins, qu'un voyage. Un voyage au pays des regrets, des vies brisés. Une chose universelle que le cinéaste raconte, sincèrement, sèchement, sans qu'il ne soit non plus dénué d'empathie. Alors, le film, à sa fin, semble une nouvelle fois recommencer, lorsque Freddie, fuyant son maître dans un désert, disparaissant dans un mirage floutée, ira retrouver la jeune femme qu'il eut aimé. La scène est alors magnifique : la vie l'a prise, elle s'est envolée, s'est mariée, et ce n'est pas grave. On voit alors la déception dans le visage de Phoenix, on sent une colère qui se refoule, alors qu'il pourrait la laisser éclater. Anderson aurait pu se passer de la scène de retrouvailles avec "son maître" dans son royaume à la Citizen Kane, une scène donc clé, mais pas tout à fait réussi, un peu ridicule, noyée dans un magnifique final. Freddie Quell qui fuit, tel un loup affamé de liberté, seul être sur terre, sans dieu, ni maître, maître de personne, maître de son destin. Et il se finira dans le nouveau mystère d'une douce chanson. Ce film fragile et souffrant qui rêve de grandeur restera donc encore longtemps obscur mais il faut parfois accepter l'obscurité pour en sonder toutes les beautés. On parle souvent de Paul Thomas Anderson, en bien ou en mal, et il semble curieux que pour ce film là un unique et même terme soit employé à la fois par ses laudateurs et ses détracteurs : celui de la "maîtrise". Curieux phénomène que celui de dénigrer ou d'aduler cette fameuse "maîtrise", souvent recherchée par l'artiste et par son public. The Master serait donc un film génial puisque maîtrisé pour les uns, pour les autres un mauvais film puisque donc trop maîtrisé. J'aurais envie de dire aux uns et aux autres, même si je partage l'opinion de certains quant à la qualité du film, qu'un film "maîtrisé" n'est pas forcément un film réussi, et surtout que The Master ne l'est absolument pas, plutôt, dans une moindre mesure, rêvant de perfection et sachant cela impossible, abandonnant vite cette piste pour se concentrer uniquement sur les failles de ses personnages sexués et malades, désespérés, tourmentés, magnifiques. Ainsi, The Master va, fuit - tout dedans relève de la fuite : fuite des personnages, fuite des rêves, fuite du passé, fuite impossible de l'animosité de l'être, fuite à la fois physique et psychique des personnages - ; glisse, vole et tombe en se cassant les ailes, poème rugueux et sec, vers le monde trouble et bleuté des vies et des rêves brisés, nourries par les douleurs que le passé a dessiné dans notre dos malade. Imparfait et fragile sous ses airs de grandeur lisse, c'est finalement assez immense, et ça va, je pense, longuement continuer à me hanter, comme ces fantômes insoutenables que les regrets font et qui nous tourmentent, le regard de fer, pour la vie entière, jusqu'à la mort.