Contrairement à se que la controverse laissait à penser, "The Master" n'est pas un film sur la naissance de la Scientologie. Bien sûr, il y a des similitudes et Lancaster Dodd est une référence à peine voilée à L. Ron Hubbard, fondateur de la secte. Mais il ne s'agit là que du postulat de départ pour un film on ne peut plus ambitieux. L'idée, qui traverse toute l'œuvre de Paul Thomas Anderson et dont "The Master" n'est que la suite logique, est de brosser un portrait de l'Amérique. La référence explicite à John Steinbeck (avec le passage à Salinas) rapproche clairement le film du courant littéraire américain de la Génération Perdue, recelant des œuvres démesurées dont l'ambition était de radiographier l'Amérique et ses bouleversements et traumatismes. Freddie (Joaquin Phoenix) cumule toutes les tares possibles et imaginables : vétérans de la Seconde Guerre Mondiale revenu traumatisé, alcoolique, violent incontrôlable, travailleur itinérant, une mère en hôpital psychiatrique... Tout concourt à l'exclure de la société. Freddie trouve refuge dans La Cause, dont le gourou, Lancaster Dodd (Philip Seymour Hoffman), le prend sous son aile.
Tout oppose les deux hommes. Dodd est sympathique avec sa bonne bouille, son charisme, son éloquence, sa maîtrise du langage et sa bonhomie. Freddie (dont la séquence d'ouverture est une présentation brillante) est inquiétant avec son visage marqué, son dos courbé, son regard égaré, ses difficultés à manier les mots et sa prononciation pâteuse. Mais si ce-dernier, parce qu'il ne retient pas sa violence et la laisse s'exprimer, peut sembler le plus terrifiant, Dodd se révèle lentement comme le plus dangereux justement car lui cache sa part sombre au plus profond de lui-même. Sa violence ne se révèle que par fulgurance (quand il s'emporte contre Helen qui vient de pointer une incohérence dans son discours) ou de manière détournée lors de ses exercices et entretiens avec Freddie. En particulier lors de son premier « interrogatoire », scène d'une intensité énorme au cours de laquelle les questions de Dodd forcent Freddie à révéler son passé et le mettent à nu sans lui laisser d'échappatoire.
La relation qui se créée entre les deux hommes est le centre de "The Master". Une relation maître/élève faite d'une dépendance mutuelle (et pas sûr que le plus dépendant à l'autre soit celui que l'on pense) qui se rapproche petit-à-petit d'une véritable histoire d'amour, à entendre dans un sens spirituel et non sexuel. Les deux ne cessent de se séparer et de se retrouver, au-delà même de leur vie actuelle si l'on en croit Dodd. Lors d'une très belle scène, Dodd, après avoir chanté une chanson d'amour à Freddie, raconte comment ils se sont rencontrés lors du siège de Paris en 1870 au cours d'une vie antérieure et comment ils se retrouveront dans la suivante.
Mené par ses deux acteurs sensationnels (Philip Seymour Hoffman et Joaquin Phoenix, dont The Master signe le come-back après sa vrai-fausse retraite), soutenu par une magnifique photographie de Mihai Malăimare Jr. et une partition entêtante de Jonny Greenwood, "The Master" est un film d'une grande richesse, se qui ne surprendra aucun fan de Paul Thomas Anderson. D'une grande subtilité également. Par exemple lors de la scène onirique de la soirée ou Freddie regarde les invités et ou toutes les femmes apparaissent nues. La logique nous fait penser que le point de vu est celui de Freddie. Pourtant, la fin de la scène nous fait douter. Ne serais-se pas plutôt une projection mentale de Mary Sue Dodd (Amy Adams), qui vit mal les liaisons de son mari et en éprouve une grande rancœur ? Nous ne saurons jamais.
Si "The Master" n'est peut-être pas le chef-d'œuvre qu'on pouvait attendre, il n'en demeure pas moins suffisamment réussi pour combler le spectateur.