Pour beaucoup, il s’agit du premier contact entre le spectateur et Frank Herbert. Pourtant, cet écrivain aux mille facettes a déjà interrogé ses lecteurs sur le potentiel de la science-fiction, qui le considèrent comme un monument littéraire (avec une pensée pour Philip K. Dick), tout comme Tolkien référencerait l’heroic fantasy. Ce sont donc sur les mythes, les croyances et les enjeux des mortels que son best-seller foulera les couloirs d’Hollywood. Ayant déjà atterri dans les mains du producteur Arthur P. Jacobs, puis dans celles d’un Jodorowsky délirant dans ses ambitions les plus pures et les plus psychédéliques, le projet précédemment avorté, est racheté par Dino De Laurentiis et débarque sur le bureau d’un autre auteur, tout aussi généreux et percutant dans son imaginaire. David Lynch (Eraserhead, Elephant Man) a tout pour plaire et tout pour réussir. Et le fait qu’il ne soit pas familiarisé avec l’œuvre ou encore ce genre, qui domine nettement les esprits (Star Wars, Alien, Blade Runner, Tron, Flash Gordon, E.T.), ne demeure pas être le handicap de cette œuvre infiniment malade, mais qui trouvera assez de force et d’écho pour résonner à travers les générations, jusqu’à ce que son successeur ne l’enterre.
Arrakis, alias Dune, est un nid d’épices, un nid de conflits et de découvertes. C’est le lieu idéal pour le voyage d’un héros, qui exploite la richesse qu’il possède intérieurement et celle qui l’entoure. Paul Atréides (Kyle MacLachlan) témoigne d’une humanité innocente, comme pour souligner le fossé qui le sépare de ses aînés. Nous le comprenons rapidement, tout comme l’étau politique qui se resserre sur sa famille. Sur ce premier élan, le film séduit, et ce malgré cet ajout de voix-off en prélude de l’aventure. Ce qu’il met en place réconforte et puise dans une esthétique punk que l’on aura sans doute vue ailleurs, mais tout l’intérêt est dans ce qui bouscule et dérange. Le baron Harkonnen (Kenneth McMillan) est au paroxysme de sa perversité, de sa répugnance et de son impérialisme. Il est un symbole de leadership qu’il convient de s’émanciper, mais surtout de vaincre, sous peine de vivre en captivité. Les Frémen en font d’ailleurs les frais, en s’adaptant au mieux aux territoires hostiles d’une planète que nombreux souhaite conquérir. Eux-mêmes ont des droits à faire valoir sur des sortes de colons spatiaux, rependant davantage de violence que de respect.
Hélas, ce fragment transitoire, poussant Paul à s’affranchir de son ancienne vie, fait l’objet d’une malheureuse ellipse. Chani (Sean Young) restera une figure de l’ombre et le peu de culture à en tirer sera exploité lors de l’apprivoisement du désert. Ce cœur du roman se voit donc dévitaliser de son essence sur l’écran. La trajectoire du pouvoir messiaque et maigre son rapport à la suprématie Harkonnen ne trouvera pas la sensation souhaitée. La prophétie du Kwisatz Haderach ne devient plus un jeu dangereux qui mettrait l’humanité à genou, mais elle demeure suffisamment impuissante face à l’écosystème de Dune. Tout repose ainsi sur l’épice, matière commerciale et mystique que l’on souille au nom du sang. Adapté le roman revient à traiter de cette épice, à manier avec délicatesse, rigueur et dans une extrême économie de durée. Deux heures ne suffisent pas à faire entrer tous les dilemmes de Paul dans la boîte, de même que son ascension vers la maturité. Le réalisateur parvient toutefois à sublimer le peu de musique qu’il reste du groupe Toto, tout en proposant quelques scènes épiques et aussi pointues qu’un gom jabbar.
Suivant le montage qu’on aura eu la possibilité de voir, aucun ne serait parfaitement équilibré ou égal à la vision d’Herbert. Mais n’est-ce pas là le fameux mot de l’histoire ? N’est-ce pas là où souhaitait en venir l’auteur, avec toute cette nature humaine qu’il décortique et qu’il dénonce ? Le « Dune » de David Lynch n’est évidemment pas à la hauteur des écrits, mais il sera tout de même capable de surclasser ces autres superproductions, qui surfent sur la vague du divertissement frontal, où il serait moins permis de penser et d’éveiller un miracle ou encore la folie d’un cinéaste qui ne demande qu’à s’exprimer. Entre un film charcuté par les producteurs et celui d’un souverain de l’onirisme, il y a encore de la place pour se convaincre d’un nouvel espoir, d’un nouvel avenir pour Arrakis et ses passagers, car pour hériter du titre d’habitant, il faudra également construire son propre monument, sensationnel et éternel.