Selma s’inscrit dans l’appropriation par le cinéma américain de la montée en puissance de la communauté afro-américaine. Dernière-née, elle nourrit ce besoin nouveau de raconter l’émergence politique et sociale d’une partie des dominés. Toutes ces œuvres s’axent autour de personnages clés, souvent réels, qui amorcent un processus égalitaire et/ou dénonciateur : l’esclave vengeur (Django dans Django Unchained de Tarantino), le noir asservi (Salomon Northup dans 12 years a slave de McQueen), le politicien blanc décisionnaire (Lincoln dans Lincoln de Spielberg), le domestique noir (Cecil Gaines dans Le Majordome de Daniels), la victime latente du racisme (Oscar Grant dans Fruitvale Station de Ryan Coogler). Rarement réussies, ces œuvres tombaient soit dans un misérabilisme manichéen soit dans un sentimentalisme bien-pensant en réalisant plutôt des hagiographies stéréotypées. En s’attaquant à une figure aussi emblématique que Martin Luther King, Ava Duvernay aurait pu tomber avec eux dans la fadaise historico-politique. Elle parvient à donner corps à une œuvre qui prend le parti-pris, ingénieux, de ne pas traiter d’un homme dans sa globalité, mais plutôt de leur regarder agir sur le terrain autour d’un évènement précis : les manifestations réprimées dramatiquement à Selma en Alabama en 1965 qui débouchèrent sur l’acquisition – ou plutôt l’affirmation – d’un droit de vote non-restrictif pour les Noirs.
En effet, Ava Duvernay refuse de mettre en scène une hagiographie autour de la figure de Martin Luther King (David Oyelowo). Elle s’intéresse à l’homme derrière le mythe en traduisant à l’écran ses doutes et ses tensions internes. Martin Luther King est présenté comme un leader en construction qui acquiert une stature internationale par le Prix Nobel de la Paix en 1964 qui ouvre le récit de Selma. Il n’est leader que par l’appui médiatique qui lui offre une prépondérance dans la gestion de la cause. Une position pourtant contestée à l’intérieur même du pays par d’autres figures majeures comme Malcolm X (qui l’accuse d’être à la botte des blancs) ou d’autres activistes – notamment de terrain – comme la SNCC, Student Nonviolent Coordination Committee, qui reproche à Martin Luther King de se servir du local, puis de l’abandonner, pour des raisons politiques. Dans ce contexte, Martin Luther King apparaît comme un individu tiraillé entre sa figure privée (père de famille, mari) et sa figure publique (un prêcheur politisé). Cependant, la réalisatrice américaine ne parvient pas à pleinement « créer » un Martin Luther King de l’intime en enfermant sa lutte intérieure dans des élucubrations trop écrites n’arrivant pas à différencier un homme en représentation d’un homme simple.
Néanmoins de cette dualité morale, Ava Duvernay tire l’image d’un homme rationnel, touché par les morts (les « lost ») de la cause, qui fait d’abord passer l’idéologie non-violente sur la réussite possible de son projet politique (comme leur de la deuxième tentative de passage du Edmind Pettus Bridge) et ensuite le collectif sur l’individuel (le délitement de son couple, les divisions internes). Sans tomber dans le film choral, la réalisatrice dresse alors, par des courts apartés, le portrait d’une communauté noire qui illustre les inégalités que pointent du doigts Martin Luther King : les restrictions de vote (Annie Lee Cooper – Oprah Winfrey), la répression policière (Jimmie Lee Jackson – Keith Stanfield) et même la violence envers les « nègres blancs » (James Reeb, pasteur de Boston – Jeremy Strong). Elle dresse ains le portrait de plusieurs trajectoires humaines qui s’axent autour d’un Martin Luther King rassembleur.
L’autre intérêt de Selma – qui aurait pu d’ailleurs être plus creusé – est d’inscrire Martin Luther King au sein d’un jeu politique où se confrontent des entités précises sur plusieurs échelles. De l’échelle locale de Selma où le Shérif Clark et le Gouverneur Wallace font régner la ségrégation à celle fédérale où le Président Johnson cherche le compromis avec le Mouvement des Droits Civiques, Ava Duvernay fait – à la manière du Lincoln de Spielberg – du combat social un combat de politiciens. Elle montre ainsi avec une certaine habilité le rôle que chaque individu peut jouer aux différents échelons de la ségrégation : du guichetier « entrepreneur de moral » (qui selon Alexis Spire cherche, par loyalisme à l’institution – ici sudiste – à maintenir l’ordre social qu’ils pensent être « juste ») au Président des Etats-Unis en passant par les simples manifestants lambda. Elle dresse ainsi le portrait d’une cosmogonie d’agents sociaux qui restent, dans la logique des années 1960, tributaires de la toute-puissance des médias. « Il faut du spectaculaire » prononce Martin Luther King pour que Selma passe d’une simple bourgade de l’Alabama au symbole même de la lutte des Noirs pour le droit de vote.
Cette notion de « spectaculaire », Ava Duvernay parvient à l’amener également avec sa mise en scène. Privilégiant les plans serrés, elle filme ses protagonistes – quelle que soit leur importance scénaristique – comme des figures bibliques dans lesquelles les visages deviennent des paysages mentaux marqués par la peur, l’appréhension et touchés dans la chair par la violence du racisme. La réalisatrice saisit également, avec maîtrise, les scènes de violence. En effet si elle tire vers une esthétisation marquée par des ralentis, c’est pour marquer avec vivacité en quelques instants et ainsi imprimer sur la rétine de son spectateur les images de Selma avec la même force que les contemporains désarçonnés dans leur quotidien par l’immédiateté et la dureté de la réalité. Elle ose montrer l’horreur d’évènements violents de l’histoire américaine là où, par pur moralisme, Lee Daniels et son Majordome la cachaient. Néanmoins, la réalisatrice pêche – par orgueil et sentimentalisme – en ajoutant une musique niaiseuse à chaque moment où elle tente d’insuffler de l’émotion. Au lieu de la créer, elle l’appuie avec redondance donnant parfois l’impression de vouloir mener son spectateur à la baguette.
Selma parvient à porter son sujet sans tomber dans le sentimentalisme que laissait penser la mise en place d’un tel projet. Ava Duvernay livre une œuvre convaincante qui fait écho, de manière dramatique, avec les évènements récents de Ferguson. L’œuvre s’inscrit ainsi comme le miroir de la société américaine actuelle toujours marquée par une certaine ségrégation raciale.