Hormis le fait que l'on peut interrompre le film quand on veut si on a une envie pressante, le home-cinéma a un avantage incontestable sur le ciné en salle: on est peinard. Oui: PEINARD. C'est-à-dire pas dérangé par une bande de teenagers en pleine mue qui en ont rien à battre du film et qui ricanent bêtement au fond de la salle, ou par un jeune couple en rut qui se fait une soupe de langues en faisant d'insupportables bruits de succions, ou bien encore ce que je considère aujourd'hui comme étant la plus grande plaie des multiplexes: les bouffeurs de friandises qui vont mettre la moitié du film à s'enfiler le seau de pop-corn qu'ils ont machinalement acheté avant d'entrer dans la salle! Il existe aussi une catégorie plus rare qui peut perturber une séance ciné mais pour laquelle j'ai beaucoup plus d'indulgence: les âmes sensibles qui tournent de l'oeil pendant le film. Je n'ai eu droit à ça qu'une seule fois, en 2010, pendant la reconstitution de l'auto-amputation d'Aron Ralston dans "127 heures", lors de laquelle le protagoniste se répète d'ailleurs à voix haute de ne pas tomber dans les pommes. Et bien figurez-vous que ce sont deux jeunes mecs qui ont pété un malaise l'un après l'autre, leurs copines paniquées alertant la direction du complexe. Bilan: interruption du film pendant une bonne dizaine de minutes le temps que les deux gars, blancs comme les ratiches de Donald Trump et allongés sur les marches, reprennent leurs esprits.
Impact réel de la séquence-clé du film de Danny Boyle, hyper-réaliste et shootée plein cadre: on ne peut pas en atténuer l'horreur en misant sur le hors-champ puisqu'elle est la raison même de l'existence de ce récit surréaliste et pourtant véridique. Il fallait donc imposer à l'écran cette démonstration édifiante de courage et acte ultime de survie, en jouant sur un découpage chirurgical (ouais je sais, elle était facile celle-là), montage ultra-serré alternant de nombreux angles de caméra, y compris celui du caméscope d'Aron calé sur le rocher: cadrages en plongée/contre-plongée sur le charcutage, courtes focales épileptiques sur le visage déformé par la souffrance, légers flous, raccords en plans sur plans traduisant de mini-ellipses. Une torture qu'a enduré le vrai Aron Ralston pendant une heure (!) résumée ici en un éprouvant climax de 3 minutes 30s, expérience sensorielle flanquée d'une musique rock au crescendo anxiogène dont les soudaines stridences aiguës insistent avec une efficacité monstrueuse sur la douleur quasi insoutenable lorsque le petit canif usé atteint les nerfs du bras. Sacrifice corporel traumatisant s'avérant dans l'épilogue l'acte fondateur d'une véritable renaissance, volonté assumée de Boyle, particulièrement impressionné par le livre du jeune alpiniste américain racontant ces 127 heures de solitude après une chute dans une étroite crevasse perdue dans les gorges de l'Utah, le bras droit coincé sous un énorme rocher qui a roulé le long de la paroi. Un ouvrage paru en 2004, un an et demi après les faits, s'intitulant "Between a rock and a hard place", expression évoquant un cruel dilemme moral, un choix impossible entre deux solutions aussi désastreuses l'une que l'autre. Ca pourrait aussi être un clin d'oeil à un morceau des Rolling Stones qui a pour titre "Rock and a hard place", vu qu'il faut faire sacrément gaffe à une grosse pierre qui roule (j'suis en forme, moi). Quoiqu'il en soit, le film pose cette question essentielle: quel est le cheminement psychologique et physique qui peut amener à prendre une décision aussi terrible et extrême? Réponse brillamment apportée par le réalisateur de "Trainspotting" dans ce long-métrage décoché tel un crochet à l'estomac.
Dans le genre du survival, il existe un sous-genre que j'appellerais le "huis-clos esthético-masculino-statique", figure de syle qui consiste à enfermer un beau gosse dans un lieu très étroit, dans lequel on peut retrouver des films comme "Phone game" où Colin Farrell menacé par un sniper est obligé de rester des plombes dans un cabine téléphonique, "Buried" où Ryan Reynolds enterré vivant est enfermé du début à la fin dans un cercueil, ou donc ce "127 heures" bien au-dessus du lot, avec James Franco dans le rôle du joli piégé pas veinard. Le challenge est évidemment de maintenir l'intérêt du spectateur avec un type seul quasi immobile pendant plus d'une heure. Mais contrairement aux deux films susnommés, le bonhomme se retrouve dans cette situation par sa propre faute et n'est jamais en relation téléphonique avec autrui. Il est seul au monde, ne pouvant compter que sur lui-même, comme l'illustre ce fantastique plan aérien partant de Ralston coincé dans la cavité rocheuse, s'élevant au-dessus de lui pour sortir de la crevasse et s'envoler façon Google Earth, montrant le piège sur une échelle d'une cruelle réalité: une faille minuscule, interstice dérisoire perdu dans l'immensité désertique du canyon. Exemple frappant de l'inventivité visuelle de Danny boyle qui nous régale d'idées provenant de sa culture pop, compensant l'immobilisme de la situation par un rythme créatif époustouflant - en particulier dans ces passages clippés traduisant la soif qui assaille l'aventurier en détresse et ces séquences d'hallucinations en split-screens - entrecoupant la narration de rêves et flash-back intimes. Avec la collaboration de deux directeurs photo (dont le fidèle Anthony Dod Mantle) qui ont chacun apporté un style différent - couleurs vives et éclatantes contrastant avec une pâleur angoissante et mortifère - le réalisateur british compose notamment un pur instant de grâce avec ce rayon de soleil venant baigner furtivement la crevasse de son éclat et sa chaleur, comme une lumière divine qui rappelle à Aron la façon dont son père lui a transmis cet amour inconditionnel de la nature. Premier flash-back émouvant d'une série de souvenirs qui permettent à Aron de s'évader provisoirement de sa solitude tout en en soulignant la cruauté, telles des gouttes de douceur tombant dans l'écume de l'amertume. Car le film n'est pas uniquement un formidable récit sur l'instinct de survie et les ressources ultimes enfouies au plus profond du corps et de l'esprit. C'est aussi une réflexion sur les regrets d'un homme en perpétuel mouvement, allant trop vite et passant à côté des choses, introspection rédemptrice transcendant une situation tragique en un révélateur sur sa propre personne et sa destinée. Poignant face-à-face avec soi-même matérialisé par ce caméscope avec lequel Aron s'est filmé durant ces six jours interminables, témoignage-confession vidéo ressemblant à un dernier journal intime.
Et puis pardonnez-moi encore ce mauvais jeu de mots mais…James y va franco dans l'investissement. Son interprétation, en étroite collaboration avec le vrai Aron, est fabuleuse d'intensité sans jamais donner l'impression de surjouer. De l'euphorie insouciante/inconsciente des premières scènes avant la chute jusqu'à son épuisement et sa souffrance finale en passant par l'ironie désabusée, la nostalgie, l'effroi, le désespoir ou la colère, l'acteur déroule une panoplie d'émotions nous emportant dans une vertigineuse confusion des sens.
Hommage magnifique, âpre et viscéral sur le refus d'abandonner quand la mort vient jeter son ombre sur l'âme, telle un vautour planant lentement au-dessus de votre tête.
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