Un an avant l’apparition en fanfare de la Nouvelle Vague («Les 400 coups», «A bout de souffle», «Le Beau Serge»), Marcel Carné dépose sur la tombe du cinéma classique un mémorandum hybride au nom de «Les Tricheurs» (France, 1958). Sous la forme d’un récapitulatif de ce que le cinéma classique a fait de mieux, Carné multiplie les esthétiques, érigeant de ce fait une pierre blanche sur lequel s’élèveront les Jeunes Turcs de la Nouvelle Vague. L’alternance des styles semble dresser le souvenir des meilleures esthétiques classiques : 1) Course poursuite en voiture qui invoque celle de «Le visage à trois faces» de Jean Epstein, 2) danse folle et jupons virevoltants dont le constructivisme évoque le cinéma soviétique d’Eisenstein, 3) gros plans-types du cinéma américain baignés dans des limbes nébuleux, 4) éclairage parfois appuyé, étirant les ombres comme dans l’expressionnisme allemand. Cette mise en présence par Carné de ces grands modèles du cinéma classique produit une œuvre hybride, suante d’une jeunesse désespérée. Sans tenter la difficile prise à partie pour la jeunesse, Carné se contente d’en exprimer le nihilisme maladif. Autodestructeurs, gorgés de pulsions de mort, cette jeunesse de la fin des années 50, petite bourgeoise ou totalement paumée, est l’objet ébranlé d’une crise. Carné déjà depuis «Le Quai des brumes» conçoit son cinéma en la présence d’une mort. Le jeu des amours, ce marivaudage sadomasochiste témoigne de la peine des jeunes cœurs. Le maelstrom des influences nait de l’érosion de sentiments voilés, du requiem endiablée que Carné adresse au cinéma dont il a appartenu. Prenant un des plus grands sujets de la modernité : la jeunesse, et des formes dès lors révolu, Carné se tourne en un seul geste sur le chemin parcouru et esquisse le trajet du chemin à parcourir. 1954, Carné sans Prévert avait donné fruit à une chronique systématisant la dramatique prévertienne, 1958, Carné retrouve son talent premier : la mise en scène.