Faites une petite expérience : tapez Lars Von Trier sur Google, et vous verrez apparaître les propositions de recherches qui s’appuient sur les occurrences les plus fréquentes, avec en tête « lars von trier hitler »… Curieux raccourci qui montre les risques d’une sortie cannoise : la peopolisation et la recherche du buzz occultent le cinéma bien plus sûrement que Melancholia ne le fait pour Antarès. Que Van Trier se laisse emporter par le goût de la provocation à deux balles est pathétique. Mais le vrai sujet du cinéma, le véritable attrait d’un réalisateur, c’est ce qu’il filme et non ce qu’il bafouille en conférence de presse ou avec qui il couche. Revenons donc à ce qu’il a filmé, et à ce « Melancholia » qui présente l’indubitable intérêt d’interpeller son spectateur.
Le film est découpé en trois parties : un prologue, une partie appelée Justine qui raconte le mariage de celle-ci et une autre appelée Claire qui raconte l’attente de l’impact de la planète Melancholia par les deux sœurs et Leo, le fils de Claire. Par sa forme de diaporama esthétique, le prologue me rappelle curieusement le long passage de «The Tree of Life » après la mort du fils, même si l’un exalte la création, alors que l’autre évoque l’apocalypse. Là, nous sommes aux antipodes du Dogme : image extrêmement travaillée dans la composition et la photographie, entre romantisme allemand et surréalisme (De Chirico, Dali, Magritte), hyper-ralentis, et pulsation donnée par la musique, « Tristan et Isolde » de Wagner.
Ce prologue d’une dizaine de minutes se clôt par la collision entre la planète géante et la Terre, ce qui enlève tout suspense à propos de ce qui a semblé être pour certains le sujet de « Melancholia », à savoir la fin du monde. Pour clore un débat familial sur le véritable sujet de ce film, je dirais qu’il est annoncé dans le titre : il s’agit de la mélancolie, entendue comme un état dépressif prolongé marqué par sentiment d’incapacité et une absence de goût de vivre. Le mélancolique ne voit pas d’autres issues que la mort, pour lui-même et parfois pour ceux qu’il aime le plus.
Ces deux caractéristiques (sentiment d’incapacité et attente de la mort) explique la construction du film. La partie Justine illustre comment celle-ci sabote la perspective de bonheur que d’autres ont voulu construire pour elle : son ex-futur mari, attentionné et amoureux, dont on sent que si elle avait pu construire quelque chose, ça aurait été avec lui, et sa sœur, qui a utilisé l’argent de son mari pour tenter de donner un écrin à une si fragile tentative.
Cette partie évoque parfois « Festen », par le retour au Dogme dans la dimension technique, et par le dynamitage jubilatoire des codes bourgeois, la révélation n’étant pas celle brutale de l’inceste, mais celle diffuse de la mélancolie de la mariée. Des éléments d’explication nous sont suggérés, avec le portrait du père boute-en-train et gentiment lâche (John Hurt), et celui de la mère, Pythie et jeteuse de sort (Charlotte Rampling, terrifiante). Mais surtout, la caméra suit Justine dans son entreprise erratique d’autodestruction, ce qui amène parfois quelques longueurs.
La partie Claire montre comment l’inéluctabilité de la mort redonne à Justine les qualités qui l’ont fait surnommée tante Steelbraker par Leo, par opposition à Claire la rationnelle qui perd tous ses moyens quand elle voit son dernier espoir se volatiliser. Lars Von Trier explique ce basculement : « Dans les situations catastrophiques, les mélancoliques gardaient plus la tête sur les épaules que les gens ordinaires, en partie parce qu’ils peuvent dire : qu’est-ce que je t’avais dit ? ». L’opposition des deux parties se marque aussi par la photographie : l’image de la première est blonde, comme Justine ; celle de la seconde est brune comme Claire, avec une forte touche de bleu venant de Melancholia, la planète bleue qui joue ici le rôle du soleil noir de la mélancolie.
Lars Von Trier s’est lui-même décrit comme un mélancolique, en insistant sur ce que la bile noire des Grecs peut apporter comme source de création. Son identification à Justine se manifeste par la façon dont il la filme, en la préservant tant des ravages intérieurs que de ceux venant de l’extérieur, alors que les autres personnages sont altérés, notamment une Charlotte Gainsbourg mal fagotée et filmée crûment. Par la diversité des manifestations de la mélancolie qu’elle incarne tout au long du film, Kirsten Dunst justifie son prix d’interprétation féminine à Cannes, le troisième pour une actrice du réalisateur danois.
Par le dépassement du Dogme, c’est-à-dire le recours à des procédés prohibés en 1995 quand ça se justifie comme dans le prologue, Lars Von Trier renforce la cohérence des règles qu’il continue à respecter, comme la caméra portée et les raccords aléatoires qui sont ici affaire de morale narrative et non de mode pseudo-réaliste. Pour toutes ces raisons, et sans pour autant parvenir au statut de chef d’œuvre que beaucoup lui ont attribué et que seuls quelques plans justifieraient, comme celui de la scène finale, « Melancholia » est le meilleur film de Von Trier depuis « Dogville », et c’est déjà pas mal.
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