Très bon film de Giovanni "Nanni" Moretti, dont le thème - pas facilement déterminable - est le poids de la responsabilité : ici, celle incombant au souverain pontife nouvellement élu, Melville (pas l'auteur de Moby-Dick, mais le très bon Michel Piccoli). Première qualité du film donc : alors que Moretti aurait pu "paresseusement" s'attaquer à l'Eglise par la lucarne du pouvoir (comprendre : de l'abus de pouvoir), le réalisateur italien choisit de renverser la perspective, et de s'attaquer à l'Eglise de l'intérieur, en montrant l'accablement, l'effondrement, puis l'égarement de son plus haut représentant. Si l'on aurait pu s'attendre à une charge contre l'excès de pouvoir au sommet de la hiérarchie catholique (une attaque du pouvoir "par le haut"), Moretti choisit astucieusement de décaler son propos, en montrant que le haut, le sommet, le faîte de l'Eglise, est en train de tomber bien bas, ou ne se sent tout bonnement pas "à la hauteur". Lors de la réunion du conclave, il est assez savoureux de voir chacun des cardinaux prier pour ne pas être choisi par les autres, id est par Dieu. Melville, lors de l'annonce de sa désignation aux plus hautes fonctions pastorales, en vient lui aussi rapidement à déchanter et, pendant que les cardinaux chantent à la gloire du nouveau pape, laisse percer de son désarroi, en parvenant péniblement à "accepter" officiellement son poste, devant répéter son "oui" crescendo, sans qu'aucuns ne l'entendent, et avec cette impression surtout que ce "oui", si lent à être perçu pour les autres et dans le monde, signifie l'impossibilité intérieure, psychique, pour Melville lui-même, d'en assumer les conséquences, c'est-à-dire de faire coïncider ce "oui" avec ses conséquences immédiatement performatives. Au moment de se présenter au balcon devant tous les fidèles, Melville déraille, ne peut pas, ne peut plus, se fait la malle (oserions-nous dire, pour filer la métaphore, que Melville ne parvient pas à se "jeter à l'eau", et plonge dans le doute paralysant d'une conscience immergée, prenant l'eau de toutes parts, assaillie de sentiments d'impuissance devant la grandeur de la tâche ?).
Habemus Papam est indéniablement réussi - ne serait-ce que pour son titre, équivoque, problématique, impossible ou en tous les cas retardé - parce qu'il s'agit d'un film qui touche à du sérieux sans se prendre au sérieux une seconde. Contre ceux donc qui attendaient du film une raillerie plus décapante de la religion et de la psychanalyse, ou davantage de "sérieux" dans la critique, osons défendre le film, son ironie vagabonde, sa dérision épicée, sa profonde superficialité (ou alors, rappelons qu'ils peuvent satisfaire leurs attentes dans un bon bouquin de philo, mais pas dans un film trop intelligent pour être trop sérieux : Habemus papam a cette intelligence du sud qui se rit du sévère doctrinaire). Quelle plus délicieuse saillie contre le christianisme et la psychanalyse que celle mettant en scène un pape se faisant psychanalyser, de surcroît dans les règles fixées par l'Eglise niant tous les lieux communs du freudisme ? Alors que la critique philosophique du "pouvoir" s'entête à établir depuis des décennies que le psy a remplacé le prêtre (ou le fauteuil le confessionnal), voilà le prêtre demander au psy de l'étudier, ou le psy se confiant librement aux prêtres sur sa vie sentimentale... Bref : les idées d'Habemus Papam sont lumineuses, et le film ne souffre même pas d'intellectualisme : tout est habillé dans des scènes drôles, légères et décalées. Toucher à d'authentiques problèmes par le biais de la fiction (tout en évitant les problèmes "faciles" de pédophilie par exemple), subordonner le sérieux au jeu, c'est peut-être la plus grande qualité d'Habemus Papam. La séquence du volley est déroutante et de ce point de vue représentative : psy et prêtres sont des enfants dépassés par le même jeu...
Le jeu dans Habemus Papam est d'abord celui du comédien, de l'acteur ; au sens large, le jeu, c'est d'abord le jeu propre au théâtre. Melville vient d'être élu pape, mais il refuse le rôle, trop lourd, trop pesant : sortie de scène. Après avoir perdu la trace de son personnage principal, le parte-parole du Vatican (le metteur en scène) décide d'engager un garde suisse pontifical pour faire croire à sa présence ; pour jouer le rôle du pape que le pape ne veut pas jouer, un autre endosse son costume invisible. Perdu entre la lumière de son aura et l'obscurité de son anonymat, le pape joue alors dans un milieu fictif d'ombres et de lumières, de fantômes et de chimères. Et puis quelque chose remonte à la surface, un souvenir, un fantasme déçu : celui qu'avait Melville enfant de devenir acteur. Comme si la mauvaise pièce qui se jouait au présent exhumait pléthores d'autres mauvaises pièces évanouies - comme si le théâtre se multipliait lui-même, prenait toute la place vacante laissée par la foi [...]
La critique complète sur le Tching's Ciné bien sûr (note finale : 17/20) : http://tchingscine.over-blog.com/