Cette histoire est tirée du roman d'Emmanuel Carrère, "D'autres vies que la mienne", et on retrouve globalement la trame de la relation professionnelle et affective entre Juliette, la jeune juge, et Etienne, le magistrat expérimenté et pugnace. La trame, mais que la trame. En effet, la richesse du roman de Carrère reposait sur l'idée de "autres que la mienne", et sur le pluriel de vies". Car si la deuxième partie de son livre se centrait sur l'histoire de Juliette et d'Etienne (tout en décrivant aussi leurs environnements et en détaillant leurs parcours), il y avait une première partie qui justifiait cette suite : la narration du tsunami de Noël 2004 au Sri Lanka, et la mort d'une autre Juliette, la petite fille d'un couple de Français rencontrés deux jours avant.
Comme dans la plupart de ses romans, "L'Adversaire", "Un Roman Russe" ou tout récemment "Limonov", Emmanuel Carrère traite brillamment du sujet, que ce soit l'histoire d'un homme qui massacre sa famille pour s'échapper de 15 ans de mensonge, ou la biographie d'un leader nationaliste russe ex-gigolo à New York ; mais comme beaucoup d'écrivains, il parle aussi de lui et de ce que ces sujets agitent chez lui. C'est cet aller et retour entre des sujets exceptionnels et la perception qu'il en a qui rend ses livres si intéressants. Dans "D'autres vies que la mienne", cet intérêt est renforcé par le fait que les protagonistes de cette histoire lui avaient dit : "tu es écrivain, pourquoi n'écris-tu pas notre histoire ?"
Dans le film de Lioret, point de trace d'un narrateur, encore moins d'un auteur. On se retrouve face à la narration désincarnée d'une histoire édulcorée, tant dans son traitement de la maladie de Claire que dans celui de son combat avec Stéphane contre la stratégie de surendettement des sociétés de crédit. Dans le roman de Carrère, Juliette/Claire avait été handicapée par un mauvais usage de la radiothérapie, et Etienne/Stéphane avait été amputé d'une jambe dans sa jeunesse à la suite d'un cancer. Emmanuel Carrère raconte ainsi leur rencontre : "Une chose fait rire Etienne quand il raconte sa rencontre avec Juliette. Ce sont les mots qui lui ont traversé l'esprit la première fois qu'il l'a vue. On a frappé la porte de son bureau, il a dit: oui, entrez, et quand il a levé les yeux elle s'avançait vers lui sur ses béquilles. Alors il a pensé : chouette ! une boiteuse."
C'est cette dimension si particulière et ce sens du détail étrange qui manque cruellement au film. La maladie ne fait qu'effleurer Claire, et Etienne a juste le visage fatigué de Vincent Lindon. Lorsqu'ils se rencontrent, c'est dans un café, comme dans tout bon film germanopratin, et chaque réplique est plus prévisible que sa précédente. Quand Claire rend visite à sa mère, elle remarque avec amertume qu'elle a acheté une nouvelle télévision, puis elle évoque la convocation à une audience ; bien, on a compris que la petite juge des surendettements a une mère noyée sous les crédits. Mais la scène continue, et se finit par une diatribe de la mère : "Si tu as fait 100 km pour me donner des leçons, tu peux rester chez toi !" Cet exemple illustre la lourdeur didactique de la mise en scène, bien loin de la maîtrise de "Je vais bien, ne t'en fais pas" et de "Welcome".
"La réalité est plus mélodramatique que la fiction", a déclaré Carrère lors de la sortie de son livre. En fictionnalisant cette réalité, c'est-à-dire en la réduisant à quelques relations simplistes, Lioret réduit l'histoire à un mélo conventionnel et attendu, là où le livre alliait la narration complexe et le vrai mélodrame. Alors certes, la qualité du jeu de Marie Gilain permet de rendre crédible et émouvante quelques scènes, mais on reste loin du compte.
Dans "D'autres vies que la mienne", Emmanuel Carrère écrit : "J'ai été et je suis encore scénariste, un de mes métiers consiste à construire des situations dramatiques et une des règles de ce métier c'est qu'il ne faut pas avoir peur de l'outrance et du mélo. Je pense tout de même que je me serais interdit, dans une fiction, un tire-larme aussi éhonté que le montage de petites filles dansant et chantant à la fête de l'école avec l'agonie de leur mère à l'hôpital." Là, elles ne dansent pas, elles adoptent le petit chien promis par leur mère...
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