Première chose : que les esprits sensibles réfléchissent à deux fois avant d'aller s'y aventurer ! On ne croirait pas à première vue mais dans ma salle, une femme a fait un malaise et j'en ai vu plus d'un tourner la tête ou se cacher les yeux. Et pourtant, Audiard vient de nous pondre un film où on prend plaisir à les garder grands ouverts !
Ici il a en effet réussi le même pari que celui qu'il avait relevé avec brio dans Sur mes lèvres : sublimer la souffrance. Et je veux d'abord saluer une nouvelle fois la prestation de Matthias Schoenaerts. Cet homme a une présence incroyable, son jeu est d'un naturel fabuleux. Je suis sûre qu'il ira extrêmement loin, il a l'envergure pour interpréter des rôles profonds. Avec Bullhead j'avais déjà été scotchée par son talent, De rouille et d'os reste dans la même lignée et me conforte sur ce gigantesque coup de cœur. On risque de ne pas avoir fini d'entendre parler de ce flamand aux traits mutins et meutris (drôle d'association, je ne vous le fais pas dire). Parmi les révélations du film, Corinne Masiero trouve une place aussi. Elle est scotchante de naturel, c'est une actrice un peu à la Noémie Lvosky, avec une gueule qui respire le vrai. Pour ce qui est de la déjà-confirmée du film, j'ai nommé Marion Cotillard, si elle peut parfois m'horripiler par ses tendances à surjouer, elle est ici d'une immense justesse. Pas besoin de crises de larmes à tout va, un regard creux et un cheveu gras peuvent faire passer beaucoup plus que tous les sanglots du monde. Sans trop en faire, elle réussit à tout transmettre... C'est peut-être bien son plus beau rôle. Des prestations d'acteurs remarquables et transcendantes qui ne sont pas étrangères à la présence du maître Audiard derrière la caméra. Il fait ici un choix qui donne toute sa puissance au film : il ne cache rien. Pas de pudeur, peu de dignité, pas de bons sentiments ou d'histoire d'amour enjolivée et manichéenne. C'est un film désenchanté et misérabiliste. Et là oui, là le mot « misérabiliste » est bien de circonstance. Entre la diction des acteurs, les choses qu'Audiard leur fait dire, ce qu'il leur fait faire, entre leurs physiques qui ne sont pas épargnés, leurs « gueules » pas maquillées, la caméra à l'épaule qui a le don d'accentuer l'impression d'indigence, et l'enchainement de situations extrêmes (sans tomber dans des gros clichés pour autant, c'est ce qui fait l'harmonie du film), on peut le dire : Audiard donne dans la misère. On pourrait le voir comme du misérabilisme lourd et abusif, car Audiard va loin et la violence éclate de partout : elle est symbolique, elle est physique, elle est latente, elle est concrète, elle est dans des ambiances, dans des paroles.... Mais y voir un misérabilisme excessif, ce serait nier que de telles situations existent, et nier que oui, il peut y avoir des gens pour qui la vie semble (notez le semble, car si la vie était monochrome cela se saurait) aller de drame en drame. Mais ce serait surtout ne pas comprendre le but d'Audiard, qui n'est pas d'aller dans la nuance mais bien d'attraper les tripes du spectateur petit à petit pour les lui tordre. Je pense que cette plongée dans la détresse est parfaitement voulue, que cette lourdeur est assumée, et qu'elle est superbement maitrisée. Tout cela converge vers un but, vers un mieux, on a l'impression que c'est les étapes (tristement) nécessaires avant d'arriver à l'explosion. Comme dans Sur mes lèvres où Cassel et Devos dévoilaient tout au long du film une sensibilité croissante et subtile, ici c'est comme si, plus la misère se creusait, plus l'humanité des personnages apparaissait. Cela peut sembler facile à certains, pas à moi.Voilà du cinéma social à la française comme peu en font, voilà du cinéma vrai, honnête. Il ne nous fait pas passer ses personnages pour des héros tout blanc/tout noir, il nous plonge dans des vies ordinaires, des vies miséreuses, des vies brisées, des vies de la France d'en bas, celle que l'on montre trop peu souvent autrement que comme une « France de beaufs » ou une « France de banlieues ». Et à ceux qui aiment les films paradoxaux, ceux où la beauté se met à irradier au milieu de la laideur, il y a fort à parier que De rouille et d'os plaise. Car Audiard fait pleuvoir les oxymores : c'est un film désenchanté, dur, moche, mais un film qui sait toucher là où ça fait mal. Et à côté de cette laideur dans laquelle on n'a pas besoin d'être dresseuse d'orques ou bagarreur de rues pour se reconnaître (on peut facilement comprendre ou concevoir le discours de Marie sur la séduction, ou l'attitude robotisée d'Ali par rapport au sexe), et bien à côté de cette laideur, le film est plus beau, plus doux et plus sensible qu'énormément de romances poncées. C'est en fait un film sur mon sujet fétiche au cinéma : l'incommunicabilité, l'isolement, la solitude. De rouille et d'os est en définitive une œuvre poignante qui reprend dignement le flambeau à Sur mes lèvres et laisse présager à son acteur principal une magnifique carrière.