Cinéaste jusqu'alors un peu trop sûr de sa maîtrise et de sa virtuosité technique, Jacques Audiard trouve avec De Rouille et d'Os un matériau à la mesure de son talent. En adaptant le recueil de nouvelles de Craig Davidson, le réalisateur parvient enfin à se mettre au service de son histoire, plutôt que d'y étaler ça et là quelques bribes de démonstration formelle qui dans ses précédents films, gâchaient un peu l'ensemble. Et pourquoi, ici plus qu'ailleurs, la sauce prend-elle ? Peut-être parce qu'il est ici question, principalement, de mélodrame, d'une histoire exceptionnelle qu'il est difficile de raconter au cinéma sans susciter la méfiance et l'antipathie du spectateur. Puisqu'ici les malheurs s'accumulent - inutile de rentrer dans des détails trop révélateurs - on se dit que la gourmandise plastique de Jacques Audiard s'épouse à merveille aux circonvolutions du récit. Le trop-plein d'une histoire qui pourrait sembler misérabiliste est vite étouffé par la concordance de la forme au fond, et le style du cinéaste domine sans souci ce qu'il enveloppe. Mais, surtout, il y a aussi dans De Rouille et d'Os le contraire du mélo, soit une approche naturaliste des faits. Comme toujours chez le réalisateur français, le scénario est un modèle de vraisemblance par le biais de dialogues d'une justesse inouïe, qui couplés à l'authenticité des acteurs font qu'on ne voit plus ces derniers, sinon simplement les personnages qu'ils incarnent. Si le film parvient à rendre possible ce tour de force qui est de crédibiliser le peu vraisemblable, c'est grâce à l'assemblage de ces éléments, bien plus forts que tout le reste. Tout paraît véritable, jusqu'à un récit tellement peu ostentatoire dans son déroulement qu'on a l'impression qu'il pourrait prendre n'importe quel chemin sans qu'on s'y désintéresse. La force du film est aussi là, dans sa capacité monstrueuse à brasser les genres, dans l'habileté de ses transitions invisibles, dans la puissance discrète qu'il a, non pas de passer du drame social à la romance en alternant avec le film noir, mais bien de mêler tout ça sans y faire trop de distinctions. De Rouille et d'Os n'est pas un film qui s'affiche, il ne décrit jamais son cahier des charges ( parce qu'il n'en a pas ), comme il ne fait pas dans le pathos quand il s'agit d'observer, par exemple, la nouvelle vie de Stéphanie ( le handicap n'est jamais souligné pour faire pleurer ). C'est un film humain, plein de compassion. Mais cela ne veut pas dire que son personnage principal, Ali, vise toujours juste, et il n'y a qu'à voir son inaptitude à nourrir des relations profondes, qu'elles soient familiales ou amoureuses, pour se rendre compte que De Rouille et d'Os est un film dur, poignant, rempli d'aspérités. Déjà, De Battre mon coeur s'est arrêté évoquait l'existence contradictoire de la violence et la grâce. Ici, elles sont sans cesse imbriquées, et ça n'est pas un hasard si la photographie du film est radieuse, lumineuse, comme pour ne pas perdre l'espoir et éclairer les zones obscures que traversent les personnages ( il n'y a qu'à voir la séquence où Ali, en mauvaise posture lors d'un combat, l'emporte finalement après avoir vu Stéphanie ). A l'image de ce mélange des tons, de cette capacité à établir un portrait amer et désabusé de la société tout en y injectant de l'espoir, De Rouille et d'Os est un film d'unions, faisant se fondre les uns dans les autres des éléments disparates : son esthétique sèche, brute, se mêle ainsi à sa lumière, de même que les deux personnages principaux se complètent. Et pour mettre en place ce projet d'imbrications - autant mentales que physiques - il y a encore une fois des acteurs formidables chez Audiard : Mathias Schonaerts, bloc compact, épais, insubmersible, face à la fragilité de Marion Cotillard qui trouve enfin un rôle à sa mesure. Loin du mimétisme et de l'excès de la Môme, l'actrice française est dans la plus totale sobriété, dans une interprétation au summum de l'épure. Jamais Cotillard n'avait été aussi bien, mais voilà la réussite à l'oeuvre dans le film : capter des mutations difficiles à accepter, et pourtant, nous y faire croire profondément.