Première adaptation officielle du roman de Bram Stocker (après le "Nosferatu" de Murnau qui ne s’était pas encombré des règles du copyright), le "Dracula" de Tod Browning restera comme le film fondateur de la mythologie du vampire sur grand écran. On retrouve ainsi le château lugubre perdu dans les Carpates, les chauves-souris, les nuits brumeuses et autres loups hurlant au clair de lune ainsi que l’un des monstres les plus célèbres du 7e art, vêtu de sa longue cape noire et armé de son charme hypnotique (les longues canines viendront bien des années après). On ne peut qu’être épaté que, plus de 80 ans après la sortie du film, la représentation du Comte Dracula vu par Browning (et, à travers lui, par les Studios Universal) reste celle communément admise par l’imaginaire collectif (style aristocrate, crainte de l'aconit et des crucifix, absence de reflet dans les miroirs, arrivée par les fenêtres ouvertes…). Il faut dire que l’interprétation de Bela Lugosi a su rendre le personnage inoubliable. Ayant déjà joué le vampire sur scène, Lugosi lui apporte toute sa théâtralité (aujourd’hui désuète), à coups de déplacements ralentis, de regards fixe (les plans sur ses yeux, accentués par un effet de lumière, font sourire aujourd’hui) et de diction très accentuée (les origines hongroises de l’acteur servent parfaitement le personnage)… sans pour autant négliger une animalité intéressante tant lorsqu’il approche ses victimes que lorsqu’il fuit un crucifix ou un miroir. L’interprétation statique de Lugosi donne incontestablement le la du film, surtout aujourd’hui. Car, "Dracula" date de 1931 et cette ancienneté suppose un bon nombre de défauts qui en rebuteront plus d’un. Il ne faut donc pas craindre les montages peu subtils, les personnages caricaturaux, les interprétations cabotines et les effets spéciaux d’un autre âge (ah les chauves-souris en plastique !) pour apprécier ce "Dracula" à sa juste valeur. Il ne faut pas non plus chercher une intrigue trop dense, les scénaristes ayant fait le choix de simplifier au maximum le roman d’origine, quitte à faire l’impasse sur certains points pourtant intéressants (dont le sort de la pauvre Lucy, simplement évoqué ou encore les raisons de l’arrivée de Dracula à Londres). Plus dommageable, la quasi-absence de musique (on a simplement droit à un extrait du "Lac des Cygnes" en ouverture) alors que le film se prêtait parfaitement à une BO gothique dont Universal ou la Hammer ont su nous abreuver par la suite. Tod Browning était une légende du cinéma muet, ce qui explique sans doute ce problème ainsi que le manque d’audace de sa mise en scène, très académique même pour l’époque. Heureusement, il ressort du film un charme indéniable, renforcé par les décors peints à la main (les paysages de la Transylvanie ou les ruines du château de Dracula sont une merveille). Le casting, aussi cabotin soit-il, remplit parfaitement son rôle, de Edward Van Sloan en Van Helsing à la superbe Helen Chandler en Mina en passant par l’extraordinaire Dwight Frye en Reinfeld rongé par la folie (seul le fade David Manners en dans le rôle du non moins fade Jonathan Harker fait tâche). On se surprend même à être impressionné par certaines scènes, que ce soit pour leur majesté (les descentes d’escaliers de Dracula), leur intensité (les délires de Reinfeld) ou encore pour leur originalité (la découverte du bateau fantôme sur les quais de Londres par des dockers qu’on ne voit jamais). Et les fans se délecteront toujours les légendaires répliques telles que "Je ne bois jamais... de vin" ou encore "Ecoutez-les. Les enfants de la nuit. En font-ils une musique !". "Dracula" a donc clairement très mal vieilli et ne s’adresse aujourd’hui qu’aux amateurs avertis mais n’en reste pas moins un témoignage émouvant d’une époque où on faisait du cinéma avec peu de moyens.