C'est comme un film de notre jeunesse qu'apparaît Restless et son temps indécis, entre un fantôme japonais de Nagasaki, quelques plans modernes de la banlieue de Portland, des archives de la bombe atomique et des extérieurs automnals évoquant un romantisme en dehors de l'époque initialement résumée, celle de nos propres jours. Design vintage pour les costumes, comédiens perdus dans un rêve d'amour, absence d'outils contemporains (ni télé ni portable, ni ordinateur), Restless refuse toute modernité dans son esprit tout en étant techniquement très conscient de son état et de son éclat loin d'être rétro. Van Sant évite toute superficialité de la modernité mais montre les enjeux actuels de la romance dans ses symboles cruciaux ou, tout du moins, justifiables (une IRM en guise de repère médical remplace l'ordinateur et son indice sociologique).
Ce que cherche Gus Van Sant ici, c'est atteindre l'essentiel avec simplicité, sans aucune surenchère, et il y parvient magnifiquement ; à rien ne sert d'insister sur la position sociale de ces deux jeunes paumés ivres d'amour et de fascination morbide. A rien ne sert d'éviter la naïveté là où elle s'impose, tout autant qu'il ne sert à rien de psychologiser, d'expliquer le passé, ou de justifier l'irrationnel. Les symboles du film, aussi stupides en apparence qu'un fantôme en guise de meilleur ami, deviennent pourtant le meilleur moyen de créer un univers sincère où un simple changement d'angle dans une même séquence nous indique qu'il s'agit de l'imagination du protagoniste. Jamais n'avait-on vu chez Van Sant un tel dépouillement des moyens, une telle simplicité du point de vue et une telle théorie de l'astuce ; ellipse, équilibre de tons, atmosphères uniquement créées par le choix des décors et la direction des comédiens, sourires en coin, tendresse des couleurs.
Restless est un petit film de rien du tout qui montre de quelle profondeur peut être forgé un film malgré sa légèreté et sa discrétion technique. Cela en est d'autant plus sain et rassurant que la pensée formelle est aujourd'hui devenue au cinéma, plutôt que d'être discrète ou au contraire de prendre l'apparence véritable d'une obsession, un véritable palliatif à la substance de fond. Chez Van Sant, grand essayiste de la forme s'il en est, celle-ci devient la substance, et le fond est donc elle-même la forme. Plus simple, moins cérébral et donc plus touchant, Restless oublie les grandes ambitions cinématographiques de son auteur, perd aussi la puissance qu'on lui a souvent connu, mais il y gagne en revanche à être plus humain, plus accessible et direct. Van Sant ne s'embarrasse pas d'obsessions, on dirait que le film vient à l'écran comme il est venu à son auteur, Jason Lew. On voit aussi qu'en refusant d'intellectualiser le propos par la mise en scène ou l'excès de background, celui-ci a su rester limpide, serein et si évident.
La sensation d'assister à une étrange parenthèse renforce la perception d'être toutefois bel et bien chez Gus Van Sant ; le temps n'existe pas et, qu'il s'agisse des couloirs répétés d'Elephant à la lente chronologie inversée de Paranoïd Park, jusqu'à admettre ici que Restless commence comme si l'histoire et le film avaient déjà existé quelquepart auparavant, ce temps-là berce son cinéma d'illusions, de sensations, d'émotions. Curieusement joyeux, évitant toute cruauté ou mauvais goût, Restless se regarde comme un mélodrame lumineux et non comme une tragédie morbide ; la mort est auscultée et poétisée au-delà de ses tabous (comment filmer un cadavre dans son cercueil? En le filmant, pardi!), le plus souvent dans des tonalités chaudes ou reflétant la lumière, et c'est dans ce refus du cliché visuel macabre ou de l'émotion malsaine que cette dernière s'épanouit, débarrassée de son dangereux apparat funeste et mélodramatique. Van Sant ne pousse rien, ne cherche rien, il filme un matériau génial, celui d'une histoire d'amour entre deux personnes et en fait une oeuvre mûre et singulière, faite dans la plus pure simplicité et la plus grande pudeur ; cette approche à priori si légère est fondamentalement douée pour révéler les profondeurs de l'existence et de la beauté.