Pourquoi ne pas avoir tout simplement traduit le titre original ? Il est vrai qu’il y a un « Corbeau » qui appartient à l’histoire du cinéma français : « Le Corbeau » de Clouzot (1943) - avec une histoire bien différente cependant. Quant à garder carrément « The Raven », on peut rappeler les homonymes de 1935 (avec Boris Karloff) et surtout de 1962 (par Roger Corman, avec Vincent Price et Peter Lorre, dont l’affiche visait expressément Poe). De plus, l’appellation « L’Ombre du Mal », outre son caractère inédit, paraît d’emblée alléchante, garante des frissons d’un vrai thriller et (ou) d’un film fantastique, voire d’épouvante. Revenons pourtant sur le « Corbeau » dont il est question, sûrement important pour les scénaristes (?). Début 1845, Poe publie un poème narratif intitulé ainsi, et connaît pour la première fois le succès (cela lui permet d’enchaîner sur la publication de plusieurs de ses « Contes », puis d’insérer son titre-phare dans un recueil d’autres poèmes). Le récitant pleure Lenore son amante morte, comme à son habitude, quand on frappe à sa porte, mais il n’y a personne quand il va enfin ouvrir. Quand les coups reprennent sur les volets, cette fois-ci un corbeau franchit la fenêtre qui s’ouvre, passe dans la chambre et se juche sur la porte de communication. Le corbeau à qui le narrateur demande son nom lui répond : « Nevermore » (« JamaisPlus »). Mais il répond aussi « Never more » à toute question qu’on lui pose, et entraîne bientôt le malheureux dans la folie. Baudelaire, tout comme Mallarmé, ont traduit (trahi ? - un poète qui en traduit un autre : risques évidents de « contamination ») le texte. Voilà ce qu’a livré Baudelaire pour la fin du « Corbeau » : « … et ses yeux ont toute la semblance des yeux d’un démon qui rêve ; et la lumière de la lampe, en ruisselant sur lui, projette son ombre sur le plancher ; et mon âme, hors du cercle de cette ombre qui gît flottante sur le plancher, ne pourra plus s’élever - jamais plus ! ». Il est donc question d’ « ombre », celle du « Corbeau », à valeur de « capteur d’âme », ce qui légitimerait le titre français ! Analyse sans doute hasardeuse : restons plutôt sur le simple « racolage » plus vraisemblable, évoqué plus haut. Les scénaristes en tout cas, imagine-t-on, ont mis à dessein l’accent sur le « corbeau » (si ce n’est sur son « ombre » maléfique) : sans doute pour en tirer le meilleur parti, symbolique (dans la dramaturgie) et visuel (à l’attention du réalisateur) ? Si tel était le louable projet, l’ambition n’en apparaît pas ! Il y a bien quelques corvidés de-ci, de-là, en vol sinistre dans un cimetière ou déchiquetant un pauvre cadavre de chatte gestante, mais cela reste ponctuel, décoratif et fort peu « signifiant » de la geste et de l’univers de l’écrivain, et pas plus de sa vie dont on nous propose une version inédite (et de nature à expliquer sa mort). Reste donc en fait le « mal » (avec ou sans « ombre »), et ce que l’on nous conte est une histoire lambda, simplement « habillée » à la sauce « Poe », grâce à un parcours ponctué scolairement de repères, en forme de citations : « Double Assassinat dans la rue Morgue », « Le Puits et le Pendule », « Le Masque de la Mort rouge », « Le Mystère de Marie Roget », « La Vérité sur le cas de M. Valdemar », « La Barrique d’Amontillado » et bien sûr « Le Cœur révélateur » sont ainsi convoqués (sans oublier « Annabel Lee », le poème posthume, dont l’Emily de fantaisie aurait été l’inspiratrice !). Autant de scènes à faire pour autant d’indices présentés (le choix a dû être difficile, dans une œuvre aussi foisonnante…) au service d’un « whodunit » malheureusement sans grand rythme, ni grande fantaisie de mise en scène, et au finale tout à fait indigne de ce qui aurait pu être un hommage piquant et haletant au génie du créateur, dûment arc-bouté sur sa vie. Ceux qui n’ont jamais lu Poe connaissent au moins le nom, « vendeur », et ils se laisseront séduire par le brouillard quasi londonien, les costumes et le « mystère ». Les admirateurs de Poe risquent pour leur part de regretter l’usage indélicat d’une œuvre complexe – au service d’une vulgaire histoire de « serial killer », des plus artificielles – et auront du mal à apprécier la personnalité de l’auteur, platement (voire ridiculement) incarné par un John Cusack, outrant son jeu comme un acteur du muet. Les « inventés » s’en tirent mieux, comme Luke Evans (Fields, le policier) - aucune crédibilité particulière à apporter en effet à leur prestation (exception notable : Alice Eve, qui livre une composition d’Emily dépourvue du moindre naturel). Edgar Allan Poe détestait les facilités et les plagiats, et son travail de critique (le film ayant au moins le mérite de signaler celui-ci, même si c’est pour le considérer comme de second ordre par rapport à sa propre œuvre littéraire) l’a souvent illustré. « L’Ombre du Mal » va hélas dans ce sens honni ! Poe (avec sa trilogie du « Chevalier Auguste Dupin », dont sont vaguement présentés ici deux épisodes : « Double Assassinat dans la rue Morgue » et « Le Mystère de Marie Roget » - manque donc « la Lettre volée ») est un des pères du roman policier (avec le Français Emile Gaboriau et son enquêteur Lecoq). Isoler cet aspect de l’œuvre était tout à fait légitime, même dans la direction choisie, mais que diable avec plus d’imagination et d’habileté (à défaut de lyrisme) ! Très « dispensable » donc, cette étriquée « Ombre du Mal ».