Dépité de n’avoir jamais découvert une adaptation de l’oeuvre de Lewis Caroll qui tienne la route à ses yeux, le Tchèque Jan Svankmajer décida de mettre sur pied sa propre vision d’Alice au pays des merveilles, nourrie à l’influence de la psychanalyse et du mouvement surréaliste tchèque dont il avait fait partie immédiatement à la suite du Printemps de Prague, par opposition au Réalisme socialiste qui prévalait alors dans les milieux artistiques. Bien lui en prit car son travail récolta le Grand Prix du Festival d’Annecy en 1989, tout en demeurant dans une regrettable confidentialité. Il est vrai que la lecture fantastique et un brin macabre qu’il offre du récit de Lewis Carroll tranche avec les contes de fées aux visées morales qui s’étaient imposés jusqu’alors, la version des studios Disney en tête. On parcourt cette version, guidé par la voix d’Alice, comme un rêve - ou plutôt un cauchemar - sans logique, sans cohérence, la progression narrative n’obéissant qu’à ce qui ressemble à un flux de conscience spontané et incontrôlable. Ce n’est pas à cause d’un manque de moyens mais en raison d’une claire volonté de l’auteur que ce Pays des merveilles est aussi inextricablement imbriqué dans la réalité, ses différents lieux emblématiques étant reliés par les couloirs délabrés et les cours intérieures, bien réels et angoissants perçus à hauteur d’enfant, d’un sinistre immeuble d’habitation. Ses palais et ses chaumières sont de cubes et de bois ; ses paysages, des décors de théâtre naïfs et richement peints. Dans le même ordre d’idée, ses habitants sont des chimères conçues à partir d’un assemblage hétéroclite d’ossements et de morceaux d’animaux, son lapin blanc est un animal empaillé, perdant sans cesse de la sciure dans une évocation constante, montre à gousset à l’appui, de sa propre mortalité et Alice elle-même, à l’occasion de ses fréquents changements de taille, se transforme, de la petite actrice blonde qu’elle était, en poupée de porcelaine animée en stop-motion. Au Pays des merveilles, tout n’est que bricolage, découpage, pliage, collage et imagination la plus débridée au pouvoir. S’il aura pour vertu première d’impressionner les jeunes enfants - c’est à dire de leur laisser un souvenir plus vivace que le dernier Dreamworks ou Disney - et de déranger les adultes trop attachés à une lecture conformiste et utilitaire des histoires, ‘Alice’ n’est jamais gratuitement malsain, en ce sens qu’il ne cherche ni à choquer ni à faire peur, pas plus que rêves et cauchemars, avec tout ce qu’ils charrient de réflexif et de formateur, n’existent pour répandre consciemment le mal autour d’eux. Il n’est pas difficile de voir l’influence que le travail méconnu de Svankmajer a pu exercer sur des réalisateurs aussi célèbres que Michel Gondry et Tim Burton : on peut même dire que l’adaptation de Alice aux pays des Merveilles par Burton, telle qu’on la rêvait avant de la voir, aurait du ressembler un peu plus à ça, et pas au blockbuster boursouflé et lénifiant qui a fini par sortir dans les salles !