Après l’exercice de style, brillant mais un peu vain, de « Pulp Fiction », Tarantino surprend par ce récit qui fait la part belle aux comédiens et aux rouages classiques – mais rondement agencés – issus du livre d’Elmore Leonard. Tous les personnages du film sont ainsi pris en charge par un fatal mouvement qui les rapproche, les éloigne, qui les croise et les décroise. En fait, qui les conduit à vieillir ensemble : à chaque intersection, une rencontre offrira aux acteurs et à Tarantino le temps d’un moment de cinéma, le temps de regarder vivre, agir des personnages comme rarement le cinéma américain mainstream en propose. Le plaisir tranquille, mélancolique et un peu langoureux, de la vision de « Jackie Brown » réside entier dans cet égrènement ralenti du temps qui a passé sur les visages et les corps des personnages. Comme dans un univers à l’oxygène raréfiée, ces figures avancent lentement vers leur destin, et la réelle beauté de la mise en scène de Tarantino consiste à prolonger ces chemins parallèles et croisés le plus loin possible, le plus longtemps possible, contrairement à « Pulp Fiction » où il se permettait de se débarrasser de personnage en cours de film, avant même qu’ils n’aient atteint leur véritable stature. « Jackie Brown », en ce sens, est un grand film de personnages : où un cinéaste donne à ses acteurs le pouvoir d’étirer le temps de son film. Il leur laisse également la faculté de séduire, de charmer, avec les armes propres de leurs apparences hors des canons hollywoodiens : sensualité enrobée et mûre de Pam Grier, charme suranné, presque fané, de Forster ; fascination butée, têtue, propre à De Niro. Voilà des corps et des formes de séduction trop rares dans le cinéma pour qu’on les passe sous silence. De la même manière que par la langueur des attitudes, la tristesse des paysages (cette Floride désenchantée), la précision des détails, le film rend compte d’un lieu sur lequel le temps a posé sa patine. Le vieillissement des apparences, l’usure prégnante des lieux : Tarantino a construit son film sur cette limpide sérénité du regard, celui d’une évidence atteinte à travers l’évidemment des formes. Rien n’est facile mais tout est tranquille ici : c’est le destin des vies minuscules filmées par le cinéaste : elles trouvent leur grandeur dans la sérénité des gestes et l’évidence du temps qui passe. On pardonne donc à « Jackie Brown » ses baisses de rythme (la résolution un peu poussive), ses longueurs, tant ils font partie du dispositif global, tant ils s’inscrivent dans cette temporalité mélancolique que le cinéaste accorde soudain, et assez joliment, à son récit, à ses comédiens et à son cinéma.