Sur les quais est un film construit autour d'un beau personnage, celui de Terry Malloy, jeune docker et ancien boxeur. Et, pour l'incarner avec une profondeur à la mesure du rôle, un acteur de génie, Marlon Brando, magnétique, animal et fragile.
New-York. Le syndicat des dockers, gangrené par une organisation maffieuse, ne cesse de s'enrichir au détriment des travailleurs qu'il raquette et qu'il contribue grandement à asservir et à appauvrir. Nul n'ose se rebeller et ceux qui se risquent à parler sont réduits au silence par des méthodes expéditives. Terry Malloy est donc un jeune docker, ancien boxeur raté, vaguement méprisé du fait de sa bêtise supposée, mais dont le frère aîné est l'avocat véreux du syndicat corrompu. Presque malgré lui, Terry participe à l'assassinat d'un docker qui s'apprêtait à faire des révélations à la police, en l'attirant sur le toit de son immeuble sous un prétexte fallacieux, croyant qu'il sera simplement intimidé alors que le crime était bel et bien prémédité. En découvrant la mort de l'homme, Malloy se sent mal à l'aise, trompé par ceux qu'il croyait ses amis et qui ne font en définitive que le manipuler. Car qu'obtient-il en échange de son silence et de sa docilité ? Une planque minable au "grenier", partie des cargos où il est possible de feuilleter des illustrés couchés sur les sacs de marchandises. Il reste avec sa veste usée jusqu'à la corde quand les pontes du syndicat portent beau en manteau en poils de chameaux. Et malgré tous ses efforts pour retourner à sa vie passée, le doute et la culpabilité ne vont plus quitter Malloy, d'autant que la sœur du docker assassiné et le curé de la paroisse - Karl Malden magistral, tout en puissance - se battent pour faire triompher la vérité et lui ouvrent peu à peu les yeux. Terry finit par comprendre que sa carrière de boxeur, pourtant prometteuse, a déjà été avortée par son frère et ses amis à des fins de paris truqués. Se sentant injustement dédaigné, Malloy va reconquérir dignité et humanité, non pas par la vengeance des armes, mais par le fait de faire respecter ses droits aux yeux de tous.
Basé sur l'enquête du journaliste Malcolm Johnson, Sur les quais a un côté un peu documentaire, avec un point de vue souvent réaliste et des images jamais esthétisées. Il flirte également avec le film noir, dans des ambiances de gangsters et d'arrière-salles de bars un peu glauques. Il a également un côté indéniablement politique, évoquant au final l'action collective et la reconquête du syndicat par les travailleurs, même si dans ce domaine, Kazan reste plutôt timide et préfère faire de son personnage un symbole, parfois presque christique, puisqu'il souffre dans sa chair pour l'émancipation de ses camarades. Malloy est un véritable personnage de tragédie, qui cristallise les aspirations collectives et endosse la responsabilité du destin des dockers, comme il endosse le blouson de celui qui a été assassiné, faisant de lui un homme nouveau.
De ce fait, de part ce côté multiple parfois déstabilisant et malgré d'indéniables qualités dramatiques, Sur les quais est une œuvre qui interroge. Quel était le but de Kazan ? Après avoir vu le film avec un réel plaisir, j'avoue néanmoins ne pas être capable de répondre à cette question de façon très claire. Réalisateur au parcours controversé suite à son positionnement durant la période de la chasse aux sorcières du Maccarthysme, Elia Kazan a sans doute mis beaucoup de lui-même dans Sur les quais, qui sonne parfois comme une tentative de justification.