Dernière apothéose du génie comique et démiurge burlesque Buster Keaton avant un déclin qui sera fatal, et qui est déjà amorcé depuis 1926, Cadet d’eau douce reste dans le patrimoine cinématographique muet avec l’un des plans les plus célèbres du genre, expression visuelle d’une maitrise impressionnante des gags et du cadre.
Après l’échec du Mécano de la Général, en 1926, les activités de Buster Keaton sont placées sous le contrôle de son producteur et beau-frère, Joseph M. Schenck. Malgré cette mise sous tutelle qui ne porte pas son nom, l’acteur comique parvient à intégrer l’équipe de production de la nouvelle création de la Buston Keaton Comedies. Et bien que le travail de réalisation de Keaton ne soit pas mentionné au générique, cette absence ne doit pas faire oublier l’influence qu’il apporte sur le style du film, sa mise en scène et son écriture. Cadet d’eau douce, dont le titre résume à lui seul le ridicule et la maladresse involontaire du personnage principal, est sans doute l’un des films les plus intimistes de Buster Keaton, avec une délicate et complexe relation père-fils au cœur du sujet.
Sur le Mississipi, un capitaine brut et autoritaire sillonne le fleuve à la barre de son vieux bateau à vapeur, lorsqu’il apprend par télégraphe la visite imminente de son fils, William Canfield Junior. Face à la concurrence impitoyable de son rival, John James King, capitaine d’un navire plus imposant, le père Canfield forge un grand espoir dans le retour de son fils, qu’il n’a pas vu depuis plusieurs années et qu’il espère aussi vaillant et fort que lui. Mais à la gare, c’est un jeune homme frêle, benêt, coiffé d’un béret et équipé d’un ukulélé qui fait son apparition, au grand dam d’un père découragé.
Dans une première partie du film, l’accent comique sera donc mis sur cette opposition entre un père et un fils que tout oppose, et sur la tentative du premier de faire du second un fils à son image. Dans cette situation déjà tendue, l’arrivée inopinée de Marion, la fille du capitaine rival, achève de placer le jeune Canfield dans un dilemme cornélien : correspondre à l’image du fils soumis et volontaire pour plaire à son père, ou devenir chic et indépendant pour parvenir à séduire la femme dont il est épris.
En fait, l’opposition est un thème qui apparait en filigrane mais occupe une place prépondérante dans les relations entre les personnages et les classes sociales. En effet, un an avant le jeudi noir d’octobre 1929, il est intéressant de porter son attention sur le duel engagé entre un riche capitaine et son concurrent bien plus modeste, un affrontement inégal qui aboutit même à un abus de pouvoir et à une justice expéditive conduisant le père Canfield à la case prison. Cette confrontation presque stéréotypée ne cache pas la dénonciation d’une hiérarchie sociale, à une époque où le taylorisme aliène les ouvriers, les soumet au rythme intensif de l’économie capitaliste, et subit des critiques croissantes.
Dans une deuxième partie, qui voit l’expression du talent de mise en scène de Buster Keaton, ces antagonismes s’estompent face à un cyclone et la nécessité primordiale d’y survivre. D’ailleurs, Keaton avait initialement prévu une inondation pour conclure le film, mais la proposition fut refusée par les producteurs, alors que le souvenir de la terrible crue du Mississipi l’année précédente était encore présent dans les mémoires.
Quoiqu’il en soit, balayés par une nature en colère (le vent était produit par quatre ou six gros moteurs d’avion, capables à plein régime de soulever un camion, et les maisons soulevées par une gigantesque grue), tous ces postulats de départ ne résistent pas et sont emportés dans un tourbillon de créativité scénaristique, aboutissant à un épilogue qui voit la réunification et l’union des partis antonymiques. De même que les barrières sociales sont soulevées par le vent violent, la ville s’effondre autour d’un Canfield junior qui plie mais ne casse pas. Dans une scène mythique du cinéma muet où la façade d’une maison manque d’écraser Buster Keaton, le génie burlesque y exprime tout son talent dans l’art de se trouver au bon endroit, dans le cadrage et la mise en scène des gags, voire son inconscience. En effet, la façade fut construite en matériaux lourds, contrairement à d’autres productions précédentes (« La maison démontable » notamment), et la marge d’erreur habituelle fut également revue à la baisse par Keaton. Une bonne partie de l’équipe préféra ne pas assister à la scène, craignant un accident qui pourrait être volontairement orchestré par l’acteur, à une période où il affrontait plusieurs problèmes personnels et professionnels. Défiant la pesanteur sur un arbre soulevé par le vent, Buster Keaton affronte néanmoins la tempête et exprime une inventivité de mise en scène dans une séquence qui porte son talent créatif à son paroxysme.
Après la sortie du film, qui est une fois de plus un échec commercial, sa société de production est dissoute par Joseph Schenck, qui lui annonce également son refus de produire ses futurs longs-métrages. De plus, son beau-frère lui conseille de rejoindre la récente Metro-Goldwyn-Mayer (fondée en 1924). Contre l’avis de Charlie Chaplin et d’Harold Lloyd (une autre célébrité du cinéma muet burlesque apparue dans « Monte là-dessus », en 1923), Buster Keaton quitte la direction de l’United Artists pour rejoindre les studios MGM. Cette décision marque le début de la fin pour sa carrière : perte d’indépendance, de liberté artistique et scénaristique, de collaborateurs. Bien qu’il parvienne à réaliser un ultime film convenable, « L’Opérateur », la même année, Buster Keaton ne parviendra plus à atteindre son apogée d’antan, à une époque où le cinéma parlant devient la norme à Hollywood et que le muet est engagé vers un déclin inévitable.