Une fois n’est pas coutume, la Seconde Guerre Mondiale est abordée en Birmanie, dans un camp de prisonniers tenu par les japonais. L’idée vient du roman éponyme de l’écrivain français Pierre Boulle, mais l’adaptation se démarque de l’œuvre littéraire sur bien des points. Comme souvent dans ces cas-là, il ne s’agit que d’une adaptation, et non d’une retranscription. Il n’empêche que ce film fleuve (il dure quand même 2h35) prend des airs de fresque historique. Effectivement, le scénario s’appuie sur des faits historiques, bien que modifiés pour certains comme le lieu de construction du pont. Mais à y réfléchir d’un peu plus près, il existe quelques incohérences quant aux conditions de détention : le colonel Saïto connait parfaitement la langue anglaise, alors que je l’aurais davantage vu s’adresser aux prisonniers anglais par le biais d’un interprète, ce qui lui aurait permis d’assoir un peu plus sa suprématie et surtout son autorité. En plus, il prend à partie un officier anglais simplement parce que ce dernier a tenté d’invoquer la Convention de Genève, mais le colonel Saïto consent à ce que le colonel Nicholson soit nourri alors qu’il est mis au four pour soi-disant des mesures disciplinaires. Les conditions (sûrement atroces) de détention ont, à mon sens, été ainsi allégées, carrément édulcorées de façon assez naïve. Il n’empêche que David Lean a réussi à cacher ces erreurs grossières par une réalisation très réussie, tout en parvenant à instaurer de la tension. Ainsi nous prenons toute la mesure de l’affrontement que se livrent les deux officiers ennemis, mais c’est lors des instants précédant le dynamitage du pont que la tension va monter à son paroxysme, par le biais d’une bande son qui donne la part belle aux bruits de la faune locale (oiseaux, grenouilles…), mais aussi au clapotis de la rivière, ainsi que le claquement des bottes des sentinelles en ronde sur la plate-forme en bois du pont, le tout sans la moindre note de musique. L’effet rendu est excellent, et c’est ce qui explique sans doute la razzia qui a été faite par ce film aux Oscars avec 7 récompenses (excusez du peu) et pas des moindres : meilleur film (Sam Spiegel), meilleur réalisateur (David Lean), meilleur acteur (Alec Guiness), meilleure photographie, meilleure musique, meilleur montage, et meilleur scénario adapté. Il est vrai que le rendu général du film est particulièrement immersif, ce qui enlève tout obstacle que les 2h35 peuvent dresser. Alec Guiness représente à la perfection la psychologie d’un officier inflexible, sans ne jamais perdre ni la face, ni le raffinement typiquement britannique malgré le contexte, ni cette rigidité nécessaire au grade de colonel. Sessue Hayakawa, malgré les incohérences dont j’ai parlé plus haut, parvient à camper un personnage dur tel qu’on l’attend pour un officier en charge d’un camp de prisonnier, tout en étant pris dans un dilemme dû à un duel psychologique auquel il ne s’attendait pas et auquel il n’était aucunement préparé, ce qui va le pousser malgré lui à ne devenir plus que l’ombre de lui-même et à ne plus rien décider du tout. Quant aux décors, ils sont magnifiques et nous donnent envie de voyager, malgré une technologie en technicolor au sommet de sa qualité, bien que devenue désuète de nos jours. "Le pont de la rivière Kwaï" est un film de guerre atypique, avec très peu de scènes d’action, et très courtes. Atypique parce que le patriotisme est supplanté par la fierté personnelle : ne pas perdre la face, et ça commence par le déplacement des troupes, en colonnes bien rangées, dans une cadence parfaitement maîtrisée, malgré le fait que ce sont des prisonniers de guerre. Et pour couronner le tout, elles bougent sous l’entêtante "Marche du Colonel Bogey", que tout le monde a fredonné à son tour en sifflotant. Tout ceci rend la musique signée Malcolm Arnold inoubliable, bien que quelque part les notes militaires de la fanfare font penser à des thèmes musicaux de cirque. Au final, il est vrai que ce camp de prisonniers est un vrai cirque, car ici rien ne se passe comme dans un camp de prisonnier traditionnel… (quoique je n’ai jamais connu de tels endroits, alors je ne peux guère en juger, mais avec un brin de jugeotte, on imagine aisément…). Comme quoi, même des films sans effets spéciaux (juste un peu de pyrotechnie maîtrisée), et le talent des acteurs, du metteur en scène, du compositeur et du réalisateur peuvent faire toute la différence avec la plupart des films d’aujourd’hui.